I – Le réveil d’un spectre

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 Les durées semblaient s'étirer en un fil intangible, fragile et illimité. Combien de jours, de mois, d’années s'écoulèrent au fond de ce néant absolu ? Impossible de le dire. Ici, le temps n'avait ni périmètre ni substance, il était un grésillement étouffé, perdu au cœur de l'écho du vide. Il y avait juste les ténèbres, denses et étouffantes, un tout devenu rien, une vacuité absolue, sans alpha ni oméga. Un gouffre où mes pensées se dissolvaient avant même de bourgeonner. Suis-je vivant ? me demandais-je, le silence de l’éternité m’engloutissait de tout son poids.

 Tout à coup, un éclair vif déchira l'obscurité. Il grandissait, se muant en une forme floue, une silhouette qui prenait progressivement consistance. Mes rétines, habituées à la noirceur, peinaient à s'adapter à la clarté soudaine. Je n'avais nul besoin de la voir pour savoir. Je l’identifiai d’instinct, sans l’avoir encore clairement distinguée.

 Iris. Ses cheveux blonds flottaient autour d'elle pareils à une auréole d'or. Une vision céleste au centre d'un cercle magique où les contours s’effaçaient dans la lumière. Ses yeux étaient clos, ses cils délicats reposant au sommet de ses pommettes perlées de sueur. Aucune goutte ne manquait de scintiller face à l’iridescence du sortilège, trahissant le travail qu’elle fournissait afin de sauvegarder la barrière ténue entre nos mondes. Ses doigts tremblaient. Ils étaient dominés par une force impalpable. Ses muscles tendus préservaient une position de lotus et résistaient avec une volonté farouche à une puissance qui s’efforçait de la dévorer.

 Soudain, tout s’arrêta. Le scintillement, le cercle, l’intensité de l’instant se dissipèrent de même qu’un rêve à l’aube. Je me retrouvai debout, à ses côtés. Je ne saisis pas le processus qui me mena là. Elle ouvrit peu à peu ses paupières, révélant ce regard pers profond. Il avait toujours su me captiver. C’était celui de sa mère.

 — Ma chérie, pourquoi pleures-tu ?

 Je suivais la larme unique glisser lentement le long de sa joue, telle une perle précieuse échappée d'un collier invisible. Elle poursuivait sa course, comme une traînée scintillante le long de sa peau pâle, jusqu'à atteindre le bord de ses lèvres roses. Là, une esquisse d’allégresse commença à naître, timide, hésitante, à l'image d'une fleur en quête de courage pour s'ouvrir.

 — Papa ?

 Sa voix, tremblante, à peine un gazouillement, contint l’intégralité de ce que le monde avait de doux et d'amer à offrir. Je sentis mon âme se serrer, dominé par une émotion indicible.

 — Oui, c'est moi, ma puce. Je suis là.

 Elle fit joindre ses cils l’espace d’un souffle, les écarta, et cette fois, ses pleurs brillèrent de mille feux, à l’instar des étoiles tombées du ciel.

 — Alors... ces larmes sont des larmes de joie, murmura-t-elle. D'avoir réussi... d'avoir achevé mon sort.

 — Tu as tenté de convoquer mon esprit, toi ? Pourtant, tu es si jeune !

 Elle hocha la tête, un reflet de défi dans ses opales. Sa bouche, désormais étirée franchement, laissa mourir un rire léger.

 — J'ai dix-huit ans, papa.

 Je me retournai nonchalamment et observai attentivement la pièce. Les posters aux couleurs vives accrochés au mur, les livres entassés en haut d’une étagère bancale et les vêtements bien trop grands comparés à l’Iris dont je me souvenais, me ramenèrent à la réalité. Ce n'est plus la chambre de la petite fille que j'ai abandonnée. Il s’agissait de celle d'une adolescente, presque d'une adulte.

 Je posai une main sur son épaule, guidé par un réflexe paternel. Elle la traversa. Je n'étais qu'un bruit, une ombre. Une tristesse poignante m'envahit et se répandit en un ressac glacial. Ce contact insaisissable intensifiait la cruauté de ma condition.

 — Pourquoi m'as-tu appelé ?

 Ma question portait en elle une urgence difficile à dissimuler. Elle leva vers moi des prunelles encore embuées. Une vague de douleur sillonna sa figure. Elle exprima une mélancolie tristement familière.

 — Tu me manquais. Ces cinq années en ton absence ont été si dures... Je ne savais plus quoi faire privée de tes conseils. Ainsi, je me suis dit... j'ai pensé à ce que notre professeure nous enseignait lors d'un cours à l'académie de Bourdur. Elle parlait d'une invocation qui pourrait ramener... un esprit cher...

 Elle baissa son front. Son ton s’adoucit, à la limite du marmonnement.

 — Je voulais te revoir, te parler, une dernière fois.

 — Iris, en aucun cas, tu n'aurais dû tenter une invocation pareille sans accompagnant ! C'est dangereux, tu le sais. Qui sait quel type de spectre aurait pu surgir de ce rituel ?

 Elle fixa le sol. Je vis apparaître sur ses traits cette moue si coutumière, celle qu’elle arborait fillette lorsqu’elle n’obtenait pas ce qu’elle revendiquait. Cette expression mi-contrariée, mi-honteuse, m'arracha un sourire malgré la gravité de la situation.

 Je pris une profonde inspiration, tentant de trouver les phrases justes en vue d’éteindre les braises avant que les flammes en jaillissent.

 — Tu sais, je suis fier de toi. Fier que tu aies été acceptée à l'académie, que tu aies triomphé d’une incantation aussi complexe, et surtout... de la splendide femme que tu es devenue.

 — Merci... chuchota-t-elle en masquant son visage derrière ses doigts fins.

 Je m’abstins quelques minutes. Enfin, je posai l’interrogation qui me taraudait.

 — Dis-moi, as-tu un amoureux ?

 Elle secoua doucement la tête, une joie candide aux commissures.

 — Non, papa. Je n'ai que des amis. Je n'ai encore jamais songé à ça.

 Une vague de soulagement me transperça lorsque ses mots m’atteignirent. Je réalisai à ce moment-là qu’elle n’avait pas plus de treize ans dans ma mémoire. Comment aurais-je pu la voir autrement ? La totalité de mes souvenirs d’elle étaient ceux d’une enfant.

 — Sais-tu par quel mécanisme la magie que tu as utilisée fonctionne ? Quand se termine-t-elle ?

 Elle détourna légèrement les yeux, mordillant sa lèvre inférieure.

 — Je… je ne sais pas exactement, avoua-t-elle dans un souffle.

 Je laissai se perdre un rire inaudible.

 — Il te faudra mieux réviser tes leçons, ma belle. En revanche, ne t'inquiète pas, le spectre est libre de se maintenir autant qu’il le souhaite auprès de l’invocateur. Si telle est ta volonté, je désire ardemment demeurer ici.

 Son teint s’illumina d’un éclat ; toute trace de doute en fut annihilée.

 — Oh oui ! Je veux que tu restes !

 Ce oui, chargé d'une innocence pure, ranima de manière surprenante mon cœur, s'il subsistait en moi quelque chose de similaire. Je m’orientai paisiblement en direction de la fenêtre. La lueur de la lune me captiva. Ses rayons saturaient le toit de l'académie, au loin. Tout semblait si éloigné des souvenirs que j'en avais, enfermé dans ma mortalité. Tout paraissait davantage simple, alors que j’étais mort.

Quelle magnifique nuit pour revenir, me targuai-je. Je demeurerais là, la nuit durant, empli d'une gratitude tranquille, savourant chaque seconde de ce cadeau inattendu.

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