III – Les yeux et les oreilles
À l’issue de la leçon de magie dispensée par la vieille peau et du repas typique d'écoliers, pendant lequel le badinage et les taquineries me paraissaient puérils, j'accompagnai ma puce via les couloirs. Les arches n'avaient pas évolué d'un iota. Leur teinte mi-crème mi-grisâtre me répugnait. Seuls les étudiants avaient changé. Finnian, un ami d'Iris, aux boucles auburn désordonnées et aux opales ocre, s'était amusé à dévisser des salières durant le déjeuner. Un Néroli, de surcroît ! Son grand-père n'aurait jamais toléré un tel comportement. De mon temps, personne n’aurait osé.
Nous pénétrâmes enfin dans la serre. Située près du lac de Bourdur, elle se trouvait encerclée des montagnes enneigées, d’une forêt de pins et du bourg en contrebas. Le panorama impressionnait par sa magnificence.
Je m'étonnai du souffle de chaleur mêlé aux parfums herbacés qui accapara mes sens. Leur enseignant doit être particulièrement compétent. Ma surprise fut plus vive en reconnaissant Talia Sombrelune. Cette gamine excentrique professait la botanique. Petite, je la gardais parfois. Elle se montrait aussi gentille que pénible, autant gracieuse que gracile. Certainement les derniers bons souvenirs d'une époque révolue.
Elle attendait tandis que les élèves prenaient place. Son visage pâle était partiellement dissimulé par des mèches de cheveux noirs indisciplinées. Seul son regard azur contrastait avec son allure sombre.
— Salut les jeunes ! Aujourd'hui, on va s’appliquer à charger un végétal de magie. Qui peut me dire quel est le coût des sorts aqueux ? s'enjoua Talia, dévoilant son éternel rictus malicieux, bien qu'une retardataire se faufilât discrètement à sa paillasse, avant de se laisser tomber au fond de son siège en soupirant.
Étonnamment, ce fut elle, malgré son air fatigué, qui leva la main dans le but de répondre à la question.
— Oui, Zara, je t'écoute, fit la professeure, en tapotant la table de ses doigts ornés de bagues argentées.
— La déshydratation, on le sait depuis le collège, cracha-t-elle en secouant la tête.
— Je ferai pas attention à ton attitude, mais la sécurité est importante, ma p'tite ! C'est quand même la bonne réponse, répondit Talia d’un ton léger, buvant à posteriori le contenu d'une bouteille sortie de son sac. Allez, faites pareil !
Les élèves obtempérèrent en attrapant leur gourde. Kai et Alex semblaient s'amuser à s'arroser pendant qu'Iris s'armait déjà de ses instruments.
— Les invocations sont devenues innées pour toi, lui murmurai-je. Abordable, non ?
— On va mettre à profit les cours de Mirabel Durandal. On va tracer un cercle magique d'eau. On invoquera ensuite l'esprit de chacune des plantes...
— J'ai compris, nous allons lancer le sortilège d'eau au cœur de son champ spirituel. Nous fusionnerons l'élément avec celui-ci, afin qu'elle puisse s'en nourrir en continu, la coupa Lumisel, qui sautillait en gosse mal élevée.
— C'est exactement ça, Serena ! Je vais vous apprendre à faire des plantes auto-arrosantes.
Des murmures enjoués parcoururent la classe à l'idée de ce nouvel apprentissage. Tous, sauf Zara et son voisin. La toison du garçon tirait vers le doré, alors que la sienne virait plutôt châtain clair. Ils doivent être jumeaux. Leurs grimaces trahissaient un soupçon de lassitude. Ma curiosité m’incitait à en découvrir la source.
Soudain, tous se synchronisèrent en se tournant en direction de ma fille. Je m'empressai de la rejoindre, glissant à travers la salle. L’esprit de son Dieffenbachia se retrouva submergé à cause de l'énergie de son disque thaumaturgique. Son tracé frôlait la perfection.
L'humidité émanant de son corps vint se mêler à la sphère bleutée qui flottait tout proche. Elle pulsait au fur et à mesure que l'incantation était prononcée. J'y détectai un organe contractile, l'âme végétale. J’en fus grisé.
Tout à coup, le pot se mit à vibrer. Une secousse sourde sillonna la pièce. Puis, plus rien. Un silence expectant s’installa, jusqu'à ce que la canne des muets fût couronnée d'un mince nuage gris. Une fine pluie s'en échappait. Elle fut la première à réussir, au grand désarroi de Serena Lumisel, dont la moue cruellement satisfaite s’effaça aussitôt.
— Bravo, tu es la digne héritière de ta mère, la véritable pupille de Mirabel. Je suis fier de toi !
Elle dévoilait son incapacité à me donner la réplique. À l’instar d’un animal après une chasse effrénée, elle haletait, ses muscles flageolaient : elle luttait de manière à ne pas collapser. La botaniste posa une paume rassurante contre son dos. Son large sourire dévoila un objet que je connaissais si bien : une perle que je lui avais offerte, désormais transformée en piercing transperçant sa langue. Tu es une professeure étrange.
— T'es incroyablement douée ! J'ai pas encore expliqué comment procéder. Allez ! Venez tous voir le travail d'Iris.
La leçon se poursuivit. Chaque élève, mourant d’envie et de respect, s’avançait pour boire les mots sages de la plus belle étoile de mon firmament. À l'exception de Zara, petite tête brûlée, qui exécuta son sort à la perfection ; son pauvre ficus s'en avéra noyé.
— T'es sotte. Moi, j'arroserais jamais une plante, je préfère les voir crever, murmura son frère.
— La mienne est morte, c'était amusant ! T'es pas obligé de tout faire nécroser, Thad.
Quoique inaudible pour eux, j’épousai leur rire. Elle me plaît beaucoup, elle a du potentiel.
Au terme de cette journée éreintante, Iris se sustenta d'un dîner frugal à la table de sa marraine la harpie et rejoignit finalement sa cambuse. Je l'y attendais, le nez visant les astres.
— Qu'est-ce que tu regardes ? s'enquit-elle en s'approchant sur la pointe des pieds.
Depuis l'enfance, lorsqu'elle ne portait pas de chaussures, elle avait pour habitude de se mouvoir ainsi. Fillette, elle m'avait avoué qu'elle ne voulait pas déranger le sol lui-même. Une vague de nostalgie m'envahit, douce-amère, me rappelant tant d'instants fugaces, dorénavant hors de portée.
— Je ressasse de vieux souvenirs. Je...
J'inspirai profondément et me tins l'arcade sourcilière.
— J'ai passé une journée, somme toute, agréable, me défendis-je, frottant mon bouc naissant.
— En parlant de ça, je t'ai demandé d'être discret, pourtant t'as pas arrêté de me coller.
Ses joues prirent une légère couleur rosée. Quand je me retournai, elle commença à secouer ses bras.
— Je ne veux pas te vexer… Serait-il possible que tu restes dans la chambre ? Parce que tu m'as souvent mise mal à l'aise, ajouta-t-elle, entortillant nerveusement une mèche de cheveux autour de son index.
Frustré, je pinçai mes lèvres et frappai du pied au-dessus du plancher.
— Je pourrais, en effet. Mais, que dirais-tu que je devienne tes yeux et tes oreilles ?
Une fossette se dessina au creux de sa joue. Elle opina doucement du chef.
En m'accordant toute latitude, elle m’affranchissait des limites de mon existence spectrale. Je serais libre de veiller sur elle, libre d'explorer ce monde qui redeviendrait le mien.
Annotations