IV – Conflits familiaux
Le calme émanait du crépuscule teinté d'un bleu envoûtant, tandis que je m'élevais au-dessus de Bourdur, libéré. Le vent, bien qu'inaudible, me frôlait de sa tendre caresse. Sous moi, de courtes ruelles sinueuses se faufilaient entre les murs de pierre et de chêne. Je remarquai un chat noir bondir d’une alcôve. Apparemment, un groupe de passants bruyants l'y contraignait. Ils semblaient s'éloigner du summum du raffinement : le manoir Néroli.
Sa silhouette gothique exerçait sur moi un charme irrésistible. Elle se distinguait par quatre gargouilles qui scrutaient le bourg en contrebas tels des gardiens. Empreint de mélancolie, je découvris qu'en cinq ans seulement, les vitraux, autrefois majestueux, avaient perdu de leur éclat. Je m'approchai de la toiture d'ardoise, dans le but d'obtenir un magnifique point de vue s’étendant au-dessus de cette petite ville qui avait vécu.
Était-ce de la nostalgie qui captivait mon regard par-delà la rivière ? Dans tous les cas, ma vision nyctalope – ça a du bon d'être un esprit – visa instinctivement notre ancienne habitation, à Iris et à moi.
Après une courte contemplation, je me décidai à parcourir la veine argentée qui séparait la commune en deux. Le long de ses méandres, les crapauds chantaient encore. Les criquets ne se manifestaient plus. Je cheminai ensuite vers deux bâtisses typiques du village. La première, d'un blanc immaculé, jouissait d’un toit de chaume et d'un jardin envahi de ravissants rosiers sauvages. La seconde, mon véritable chez-moi, se couvrait de tuiles terre de Sienne ainsi que d’un colombage sombre à l'étage. Était-elle habitée ? Je devais en avoir le cœur net.
Je traversai la façade vermoulue et me retrouvai face à un couloir où se profilait l'exposition incongrue d'une myriade de portraits d'une jeune femme blonde aux cheveux ébouriffés. Il me fut aisé d'y reconnaître Lysander, la nouvelle amie de mon trésor. Au sein de la plupart des toiles, elle arborait un nécessaire de potions au creux de ses bras. Sûrement une passion. Ces images déclenchèrent une douleur vive à l’intérieur ma poitrine : je n'étais plus chez moi. Une force intangible, intrinsèque, me força à quitter les lieux, peiné.
Sous la lumière de la gibbeuse, qui me réconfortait plus que de raison, j'entendis soudain la voix grave de Kai. Ce cri sonnait à la manière d’une vive protestation. Il provenait de la maison voisine. Curieux de nature, je ne pus m'empêcher de rendre visite à mes anciens voisins, les Lee.
À l’instar d’une réminiscence de ma vie passée, je ralentis le pas et me fis discret lorsque je franchis le seuil de la porte. L'entrée modeste exhibait des bibelots, parfaitement ordonnés à l'avant d'une étagère en bois de noyer. Le sol, aux pavés de tomettes anciennes et ocre, s'était davantage étiolé. Il reflétait, ce soir-là, la flamme chancelante d’une chandelle provenant de la cuisine. Face à la cheminée éteinte, se tenait la belle Lætitia. Il s’agissait d’une des meilleures amies de feu mon épouse. Sa longue chevelure brune et ondulée tombait le long de ses épaules. Ses grands yeux, divinement dessinés, d'un bleu éthéré – identiques à ceux de son fils – auraient pu faire chavirer le cœur de n’importe quel homme. Elle avait pourtant choisi Du-Ho, un homme réduit, empoté, myope. Une authentique chochotte au fort embonpoint.
Kai, à l’opposé de la table, montrait un visage écarlate. Il expirait bruyamment. Par conséquent, je tendis l'oreille.
— Je sais, chaton, que nous t'embêtons avec cela. Tu dois comprendre que ton pouvoir de lignée est dangereux. Ton père ne l'utilise jamais, car il est trop imprévisible, dit Lætitia de sa voix douce comme le miel.
— Mais je vous dis que je ne l'ai jamais utilisé ! Vous allez me lâcher à la fin ! hurla Kai, en renversant sa chaise.
— Fiston, nous ne voulons que ton bien. J'ai eu ton âge et j'ai fait des bêtises. C'est très bien si tu n'en uses pas. En revanche, c'est notre devoir de parents de te protéger, bondit la chiffe molle, sans toutefois adopter un ton plus ferme.
— Ton père a raison, nous disons cela pour ton bien.
— Sérieux, vous me soûlez grave ! Je file dans ma piaule !
Je ne pus me retenir de me moquer, riant à gorge déployée. Ils ne présentaient nulle autorité. Cependant, à leur place, j'aurais laissé mon enfant expérimenter par lui-même. Néanmoins, d'autres impératifs au comble du sérieux exigeaient ma concentration, loin d’une futile scène familiale. Je désirais trouver cette petite si intrigante et son frère jumeau.
Il me fallut une heure entière à survoler les bâtiments hétéroclites de Bourdur, m'immisçant au plus profond de chacun, avant d'enfin arriver à destination. Leurs fenêtres et arcades m’offraient un aperçu fugace de vies inconnues, des scènes de quiétude ou de tensions ordinaires. Toutefois, aucune ne captait mon attention.
Finalement, un hôtel particulier dont la couleur saumon se démarquait des nuances d'un niveau de sobriété inégalé des constructions voisines, m’affriola. Naguère délaissée, cette demeure avait jadis appartenu à la famille de George Durandal, l'époux décédé de la vieille vipère desséchée qui servait désormais de tutrice à mon Iris. Lors de mon dernier soupir, ses fondations apparaissaient lépreuses, ses fenêtres aveugles et sa charpente goitreuse. Aujourd'hui, cet ancien trou à rat répugnant rayonnait.
Je m’élevai à l’étage et me faufilai au fond d’une large chambre à coucher à l’indéniable luxe discret. Thad, allongé nonchalamment au centre d’un immense lit à baldaquin, se signalait par la diffraction d'un sortilège sur le point de s'achever. Le timbre suave de Zara brisa le silence :
— Tu me soûles ! pesta-t-elle contre son frère, en lui lançant un coussin de plumes. Je vais faire comment pour dormir ?
Le garçon ne se donna même pas la peine d'ouvrir les paupières, un rictus narquois étirant ses lèvres.
— Premier arrivé, premier servi !
— T'étais pas obligé de nécroser toutes les plantes auto-arrosantes de la Sombrelune. Tu pouvais m’en laisser au moins une. Je sais pas moi, celle d’Umbra ou de Lumisel.
— Moi je vais dormir comme un loir. Toi, t'as qu'à tuer les herbes au fond du jardin. Personne ne le verra, ironisa-t-il.
— Avec des herbes, tu crois que je vais roupiller une nuit complète ? objecta-t-elle, tandis que la pression exercée par ses dents provoquait un léger craquement dans ses mâchoires. T'es vraiment demeuré.
— Va dans ta chambre, moi je m'endors, précisa-t-il en baillant, indifférent à la frustration de sa sœur.
— T'es le seul de la famille à réussir à utiliser ton pouvoir sur les plantes déjà mortes, mais tu préfères piquer les meilleures cibles. Pff ! s'écria-t-elle, en claquant la porte avec une violence qui fit trembler les murs.
Je laissai échapper un sourire en observant le jeune homme perdre conscience paisiblement. Pauvre Talia, pensai-je, j'ai hâte de voir sa tête à l’aube quand elle découvrira le désastre. Il serait judicieux que je rentre pour soumettre mon rapport à Iris.
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