VIII – Faux-semblants
La nuit et le silence enveloppaient l’académie. Le souffle intermittent s’engouffrait au travers des fenêtres mal ajustées. L’aile occidentale, à l’étage, se dressait telle une veine stérile, dénuée de vie et d’intérêt. Le couloir dépourvu d’âme, s’étirait comme une allée morne, insignifiante, improductive. Rien ici n’avait de sens, seulement ce vide assourdissant, reflet de la futilité ambiante.
Les portes de bois ternes, alignées à l’instar de blêmes soldats fatigués, menaient à des pièces superflues. Le bureau des étudiants, où les idées se noyaient parmi les papiers, siégeait à mi-chemin de ce corridor désolant. Deux salles de détente le jouxtaient. Elles n’hypothéquaient que l’ennui à l'égard d’esprits en quête de distractions fades.
Et pourtant, le long de cet accès, des statues se dressaient, chacune immortalisant un grand thaumaturge. Leurs visages figés dans le marbre arboraient une expression moqueuse, leurs yeux vissés vers des cieux invisibles, détournés de la vacuité environnante.
Je m'immobilisai en face de l'une d’elles. La statue portait mon nom. Elle aurait dû incarner mon héritage. Cependant, le sculpteur, sans doute peu inspiré ou tout simplement incompétent, avait réussi l’exploit de me figer en pastichant une pose grotesque, une sorte de caricature de grandeur. Mon visage, taillé au cœur de la pierre d’une pogne aussi hésitante que maladroite, se targuait d’une grimace de défiance ridicule, les orbites écarquillées identiques à celles d’un hibou surpris en plein jour.
Les détails, laborieusement gravés, ne parvenaient qu’à trahir l’intention originelle. Le nez trop prononcé, les lèvres fines étirées en un sourire forcé, rien ne correspondait à ce que j’étais. Cette sculpture, censée me rendre hommage, ne demeurait qu’un monument à l’échec artistique, une parodie de la mémoire que l’on tentait de préserver. Je me surpris à rire devant cette singerie.
Ultérieurement à ce fragile instant, la réalité de ma mission m'arracha à cette contemplation ironique. Le choc de cette révélation me glaça. George Durandal, plus abject que jamais, se trouvait résumé en une forme tant méprisable que pathétique. Ma gaîté s'étiola aussitôt, réduite à peau de chagrin. Il était mon objectif : l'écho du désespoir. L'idée même de l'annihiler aurait dû me satisfaire ; au lieu de cela, je ne ressentais qu'un vide oppressant, un ersatz de peine ou de pitié.
— George Durandal, mon implacable opposant, astreint à une existence si misérable que cela se mue en une source de divertissement inouïe, quasi… désopilante.
— Rafael… je sais combien vous devez vous sentir trahi. Je vous en prie, détruisez-moi. Je ne veux nullement faire souffrir une innocente.
— Pourquoi devrais-je, vermine ? Votre souffrance est un spectacle qui pourrait presque me désennuyer, si elle ne me rappelait ma misère personnelle.
— Vous savez bien comment nous fonctionnons ! Alors, vengez-vous et libérez-moi. Je vous en supplie.
— Croyez-vous vraiment que je sois encore en mesure de manipuler la moindre essence magique ? Si seulement…
— Vous ne sauveriez même pas une innocente ?
— Hum… murmurai-je, l’abandonnant à la noyade au fond de son propre tourment.
Le regret me revint dès que j’eus traversé la façade baignée par le clair de lune. Pourquoi avais-je menti ? Pourquoi n'avais-je pas anéanti ce gougnafier ? L'amertume me rappela à l'ordre. Déchargé de mon hésitation, je me résolus à le filer pour démasquer la malheureuse hantée, et ce, jusqu'à sa destination : le manoir Néroli.
Les entrailles du bâtiment vomissaient le luxe. Les murs revêtaient des tentures écarlates, au velours épais qui semblait absorber la lumière des chandeliers argentés. De somptueux tableaux de maîtres s'alignaient le long des couloirs, chacun racontant une histoire de suprématie passée. Une absence notable attira mon œil : le portrait de Mirabel Néroli, jadis fièrement exposé, avait été décroché. Voilà une famille qui sait déshonorer ceux qui le méritent.
Je continuai mon infiltration, l'épiant à travers le bâtiment. Enfin, il s'arrêta à la vue d’une chambre, plus sombre que les autres. Il vibrait, il luttait, son éther paraissait aspiré au niveau des battants. Il disparut. Donc, je le talonnai.
À l'intérieur, une jeune femme était assise, un livre à la main. Ses cheveux, noirs de jais, étaient soigneusement coiffés. Ce furent ses yeux qui capturèrent mon attention : un bleu nuit, tirant sur le violet. Envoûtants et insondables, ils contrastaient avec le sourire maîtrisé qu'elle exhibait, dissimulant la fragilité et l'infortune que le pernicieux fantôme lui imposait.
Soudain, Finnian, cet adonis raté coiffé d’un amas chaotique à la teinte de vieille rouille, en harmonie avec l’ocre passé de ses iris, fit irruption. Sa grimace idiote, son nez patatoïde et son menton rectangulaire le sacrifiaient au rôle de bouffon.
— Cassie, tu fais quoi de neuf ? lança-t-il d'une voix suraiguë.
— Premièrement, frappe avant d’entrer. Deuxièmement, que peut faire quelqu’un qui lit un livre ?
— T’es rabat-joie en ce moment ! Tu t’es fait plaquer ?
— Il n’y a jamais rien eu entre Kai et moi. On s’est embrassés il y a trois ans ! Trois ans ! s’emporta-t-elle, se levant d’un bond et brandissant son bouquin, prête à le lancer.
— Ça va, ça va ! Si je peux plus taquiner ma petite sœur, ça sert à quoi d’en avoir une ?
Il s’approcha et s’installa sur l’accoudoir d’un fauteuil cossu, indigne d’être maltraité de la sorte.
— Tu lis quoi ? Tu révises ? T’as besoin d’aide ? demanda-t-il, affichant un air davantage sérieux.
— Tais-toi, Finn. Je ne suis pas en forme, laisse-moi tranquille.
— D’accord, je file. Mais si tu as un souci, préviens-moi, dit-il, tout en rebroussant chemin.
— Finn ?
— Oui ? s’enquit-il en arquant un sourcil.
— Non, rien…, finit-elle en baissant le regard en direction d’un magnifique tapis, certainement brodé à la main.
Si je n'observais pas George, qui, à la manière d’un moustique avoisinant une chandelle, volait autour d’elle, j’aurais pu jurer que les motifs au fil d’or la fascinaient. Ma bonté m’obligea à concentrer mon énergie afin de foudroyer l’essence même de celui qui la contrariait. En revanche, ce fut la requête de mon trésor qui me retint. Fielleux, je décidai de rejoindre ma fille.
Elle ne dormait pas. Elle travaillait dans le but de mémoriser la préparation de la potion de nuage d’esprit. La liste d’ingrédients était pitoyable. Elle omettait le plus important.
— Chérie, ton cours…
— Papa, laisse-moi apprendre seule. Je sais ce que je fais, je n'ai pas besoin de ton aide, me coupa-t-elle sans échanger un geste.
— Je n’interférerai plus. Je te le promets.
— Tu as trouvé celui qui est hanté par l’écho du désespoir ? me pressa-t-elle brusquement.
Son nom complet était plus adéquat que jamais : ses iris luisaient non moins qu’un béryl au soleil. De l’admirer si joyeuse, mon épouse me manquait. Je ne fis mine de rien et lui contai dans le moindre détail ce que j’avais expérimenté.
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