X – Le nuage d'âme

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Pourquoi grimper à l’étage ? Les couloirs du rez-de-chaussée sont indubitablement plus discrets. Mes réflexions ne changèrent rien à la décision de crédules guidées au moyen d’une impulsion inexplicable.

 Au moment où elles atteignirent les toilettes réservées à la gent féminine, leur tentative de réunion confidentielle fut promptement compromise. Lysander apparut. Son regard acéré se portait tour à tour au niveau des lavabos et des rangées de portes dissimulant les latrines. Le contenant que ma fille tendait à sa camarade n’échappa pas à son attention.

 — Oh ? Une solution de nuage d'esprit ! C'est laquelle d’entre vous qui est hantée ?

 Elle fixa successivement Zara, Cassandra et Iris, à l’instar d’un prédateur flairant une proie.

 Mon héritage vivant s'empressa de chuchoter, à son amie aux cheveux châtains, des palabres inaudibles, malgré ma proximité de leurs visages. La cible future de la potion paraissait complètement absente. Ses yeux se perdaient au fond d’un océan de confusion, de vide. Les bras collés aux flancs, ses genoux semblaient sur le point de fléchir sous le poids de l’écho. Logiquement, elle ne réagit pas à l’instant où Iris demanda :

 — T'es en classe avec Cassie, Lysander ?

 — Ouais. Tu sais, tu peux m'appeler Lyse.

 Mon enfant recommença son manège auprès de la progéniture d’Orion Sylve. Elles bavassèrent l’une au creux de l’oreille de l’autre, se berçant d’œillades complices. Si le ridicule pouvait tuer, assister à cela m’aurait achevé une seconde fois. Agacé, je tapai des doigts dans l’atmosphère, frappai du pied à l'intérieur des murs de pierre, alors que leur comédie s’achevait.

 — Tu diras rien, Lyse ? pressa Zara, en la menaçant de l’index.

 — Tu sais, c’est pas compliqué à deviner. C’est Cassie qui est hantée par un écho du désespoir. J'ai déjà eu affaire avec l'un d'eux. C'est pas marrant.

 En remarquant leurs bouches bées sous le coup de la surprise, la sauvageonne ajouta rapidement :

 — Je ne dirai rien. Promis !

 Je ne pus m'empêcher de me tenir le front et de secouer la tête face à de telles bêtises. Fus-je aussi puéril ?

 Subséquemment au temps sacrifié au milieu d’échanges infructueux, Zara prit enfin la fiole entre ses paluches. Elle s'apprêtait à la larguer. Avant qu'elle ne pût accomplir le moindre geste, la dépeignée lui arracha violemment la minuscule bouteille.

 — Mais qu'est-ce que tu fais, t'es pas bien ! pesta la massacreuse de plantes, furieuse d'avoir été ainsi dépouillée.

 — Vous n'allez pas lancer cette potion ! Elle est ratée, se défendit Lysander, une secousse animant son menton.

 — T'es plus forte que Valombre, peut-être ? s'irrita mon trésor, les sourcils froncés.

 Pour être parfaitement honnête, leur mélange aurait certainement révélé George tant il était insipide. Je devais l’admettre, cette petite déguenillée disposait du potentiel nécessaire à cet art légendaire. Mutique, elle tourna les talons et s'enfuit en direction de la bibliothèque proche.

 La bibliothèque… Autrefois un sanctuaire de la connaissance, aux étagères remplies de grimoires à la reliure surannée… Les longues tables en bois, jadis luisantes d’une patine soigneusement entretenue, s’avéraient maintenant ternes, rayées à cause de l’enchaînement des saisons et de la négligence juvénile. Quel désastre… Le passé est ce que le présent ne sera jamais, pensai-je, en déplorant ce déclin que personne ne semblait déceler.

 L’échevelée accourut vers la seule place occupée, celle où se trouvait Serena Lumisel, cette nymphette qui se croyait supérieure à tous, l’air concentré sur un livre épais. Sans un mot, la joviale attrapa l'encrier qui trônait à côté de la pile de parchemins de l'irritante je-sais-tout.

 — Je peux savoir ce que tu fais à mon encre ?

 — Je t'en pique deux gouttes.

 — Tu ne vas pas gâcher une potion fonctionnelle en y mettant de l'encre, ce serait stupide !

 La plus douée ne put s'empêcher de rire doucement, versant les larmes noires à la surface. Instantanément, le liquide se para d’une teinte unique, reconnaissable entre mille : le nuage d'âme, une formule capable de révéler la présence des esprits supérieurs.

Je dois disparaître dès que le verre sera brisé.

 — Tadaaa ! Une solution de nuage d'âme. Sûrement pas la meilleure, mais incomparable avec l'ancienne, nargua Lysander.

 Elle afficha un sourire radieux, dévoilant l’ensemble de ses dents à la manière d’un chat satisfait de son méfait. Contre toute attente, la Lumisel fit une moue étonnée, opina du chef et dit :

 — Alors là ! Chapeau bas ! Je veux absolument en être lorsque tu utiliseras cette potion.

 — Dacodac, mais va falloir que tu me défendes, elles arrivent, répondit l’alchimiste en herbe, un brin d’amusement dans la voix, tandis que les autres donzelles approchaient visiblement courroucées.

 À mon grand regret, il n'y eut aucune confrontation digne de ce nom. Elles gloussèrent collectivement, leur complicité au comble du surfait, avant de finalement se décider à utiliser la précieuse mixture. Elles se dirigèrent, toutes les cinq, à destination du lieu d’aisance, Lysander en tête, fière comme un paon de son travail. Résolue, elle projeta la fiole aux pieds de Cassandra. La fumée cotonneuse déferla, enveloppant le local d'une brume éthérée qui révélait le spectre tant redouté.

 — Ah ! hurlèrent-elles de concert.

 L’ombre me camouflait, concomitamment, ma fille se masquait le visage dans une précipitation presque comique. Pourquoi m’avoir invoqué si elle a autant peur des esprits ? Je n'eus guère le loisir de m'attarder sur cette réflexion. Zara, l’œil aigu et pénétrant, toisa George. Sans décompter à partir de trois, le lien qui l'unissait à la demoiselle de noble lignée se rompit brusquement. Il prit la fuite, tel un pleutre ne daignant demander son reste.

Effrayante, cette petite. Intéressant, très intéressant !

 Sous l’effet de la libération, la peau de la Néroli retrouva sa pigmentation chocolat d'origine, riche et profonde, typique de sa famille. Mes rétines spectrales me permettent de dénicher la couleur bleutée du lien de possession. Pratique !

 Mon enfant, en fin de compte libérée de ses œillères de fortune, surgit auprès de ses amies. Elles pouffaient, inconscientes du danger qui rôdait encore… Aucune ne présagea la chute imminente.

 — Iris ! criai-je, mon index pointant la malheureuse qui vacillait dangereusement.

 Elle se précipita. Sa mâchoire était serrée, ses bras tendus. In extremis, elle évita un crâne fracassé et son lot de nettoyage. Enserrant Cassandra, elle expira fortement. Ses mains tremblaient toujours.

 Après quelques minutes de commérages et diverses billevesées, l’invalide émotionnellement, à peine réveillée de son inconscience, fut soutenue grâce à ses alliées qui l’accompagnèrent hors de cette pièce lugubre.

 — Où va-t-on ? interrogea la blessée, le timbre faible.

 — Au bureau des étudiants ! s'écria Zara, levant un poing en l'air.

Ces gamines ne connaissent pas l'infirmerie...

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