XII – Défis

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 La solution de nuage d'âme de Lysander perpétua mon étonnement. Assurément, la puissance de la décoction, bien qu'inférieure à celle d'un expert, surpassait de très loin les compétences d'une étudiante de première année. De plus, cela faisait déjà un quart d'heure qu'elle avait été déclenchée, et son effet persistait aux alentours de la Néroli. En conséquence, je lambinai, couvert par la surface du mur ; l'ombre me seyait mieux que la lumière.

 J'observai les donzelles qui trépignaient, temporisaient, accéléraient, et ce, exemptes de logique. Elles s'immobilisèrent devant l'immondice artistique au milieu d'un couloir que je connaissais à l’excès, à mon grand désarroi. Leurs yeux parcouraient les monstruosités sculpturales et celle me représentant ne manqua pas d'interpeller Zara.

 — Hé ! s'écria-t-elle en pointant du doigt l'horreur esthétique. C'est ton père ?

 Iris, les poings fermement posés sur ses hanches, prit une pose qui se voulait fière.

 — Ouais, répondit-elle, ses opales pétillant de ce qu’elle croyait être de l’admiration.

 L'alchimiste en herbe fit des simagrées particulièrement déconcertantes avant de lâcher :

 — Il est plutôt pas mal. Tu devrais nous le présenter !

 Immédiatement, un rire m'échappa, par chance l’impact de la potion s’avérait révolu. En revanche, la réaction des amies moins contemporaines de mon ange fut disproportionnée. Leurs visages devinrent blêmes, leur blancheur excédant celle de l'ivoire. Ils placardaient une mimique plus saugrenue que l'atrocité qui me caricaturait.

 — Mon père est mort il y a cinq ans, déclara mon joyau d'un timbre soudainement assombri.

 L’égérie des mèches folles, réalisant son faux pas, écarquilla les mirettes, sa bouche s’ouvrant et se refermant, indiscernable de celle d’un poisson hors de l’eau. Ses joues prirent une teinte rosée. Elle recula légèrement d’un pas, mal à l’aise. Ses mains se levèrent quasi instinctivement, de manière à conjurer ses propres mots, puis, d’une voix étranglée, elle balbutia enfin :

 — Je… je suis désolée… je ne savais pas…

 — Ne t'inquiète pas, garantit Iris, d’une ironie douce-amère. Je sais qu'il est toujours parmi nous, quelque part.

 Telle une ballerine, elle pivota avec une élégance presque instinctive et adressa un clin d’œil complice à Zara, la progéniture d'Orion Sylve. Précédemment à mon décès, il m'aurait été inconcevable que mon enfant se liât à pareille chipie. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une étrange fierté, illogique certes, mais tangible. Tandis qu’elles continuaient leurs minauderies, mon trésor poursuivit, un sourire espiègle au coin des lèvres :

 — Par contre, la statue, c'est sa copie conforme. C'est vraiment sa tête crachée !

 La fortune, le hasard, la baraka, qu’importe le terme, avait décidé que mon existence spectrale m’épargnerait l’étouffement vis-à-vis de tant d'ineptie. Comment ma fille ose-t-elle à ce point trahir mon image ? pensai-je, incrédule face à cette scène surréaliste.

 Après leur extase incongrue devant l’idole de pacotille, ces adolescentes privées de vergogne franchirent le seuil du bureau du président des étudiants sans la moindre marque de respect, allant jusqu’à omettre de frapper à la porte. Cette pièce, vaste d’une inanité affligeante, s’agençait dépourvue de grandeur. Les murs dévoilaient une tapisserie de diplômes de présidents périmés, insignifiants témoins de réussites démesurées. Quant aux meubles, imposants et en bois sombre, ils tentaient vainement d’imposer un semblant de souveraineté. Tout ici respirait l’effort misérable de vouloir paraître supérieur à ce qu’il n’était. Les fauteuils en cuir immaculé, qui grinçaient à chaque branlement, donnaient l’impression que le confort y avait été sacrifié au nom d’une austérité ridicule, vaudevillesque.

 Alors que je me dépitais encore, ce décor insensé à l’horizon, Zara, la gamine aussi douée à l’égard des plantes que Dorian Valombre l'était avec les potions, se permit :

 — On a un colis pour toi, Monsieur, je dévisse les salières !

 — Bonjour, jardinière, t'as l'air en forme, répliqua Finnian en tirant la langue, d'un ton à la légèreté comparable à celle de sa salutation.

 Néanmoins, son rictus moqueur s'effaça aussitôt. Son regard se posa sur la silhouette affaiblie de sa sœur.

 — Cassie ! Tu vas bien ? paniqua-t-il, accourant vers elle.

 Le silence pesant qui suivit fut brisé à cause d’un flot de paroles, un interminable discours entrecoupé de balivernes, de galéjades et d’autres bouffonneries, durant lequel elles expliquèrent, non sans embrouiller davantage l’affaire, le lien qui avait naguère enchaîné Cassandra à George. Aucune d’elles ne sembla toutefois reconnaître l'identité de l’importun ectoplasme. Iris aurait pu, si elle n’avait pas caché sa figure. Ultérieurement à cet interlude, le comique président enchaîna :

 — Je vais utiliser mon pouvoir, tu vas aller mieux.

 Intrigué, j’arquai un sourcil et écoutai attentivement. Posséderait-il une capacité différente de Mirabel ? La vieille bique aurait-elle hérité d'un ascendant divergent ?

 — Il en est hors de question ! Je t'interdis de faire ça ! protesta sa sœur gravement et maladroitement, son élocution vacillante.

 Sans prêter attention à sa désapprobation, Finnian s'avança dans sa direction. Il lui caressa la joue, il hocha la tête et, lors d’un geste empreint de douceur, il posa son front au contact de celui de sa frangine. À cet instant précis, je ressentis une pulsation englobant l’air, de même que si l’énergie du local se modifiait en profondeur. Une lueur pâle émana du corps du chérubin aux traits de bouffon. Des filaments argentés, semblables à des racines délicates, se nichèrent autour de ses membres, se propageant en ondes concentriques depuis ses pieds jusqu’à ses omoplates. Ces volutes de magie se frayaient un chemin invisible, connectant son esprit à celui de sa cadette.

 Malgré cette symbiose truculente qui se consolidait, le portrait de Cassandra subit une métamorphose saisissante. Là où résidaient autrefois l’angoisse et l'épuisement, un sourire franc se dessina, assimilable à un rayon de soleil perçant à travers des nuages d'orage. Ses vertèbres se redressèrent, abandonnant le poids accablant de l'écho du désespoir. De ce fait, son port devint altier ; sa noblesse équivalait à l'héritage de leur famille. Elle irradiait d'une étincelle retrouvée, d'une vitalité ravivée qui contrastait brutalement avec l'état au sein duquel elle se trouvait quelques secondes auparavant.

 À l’inverse, son aîné s’affaissa, son tronc se recourbant sous l'effet d’une douleur manifeste. Des larmes, silencieuses et amères, coulèrent le long de ses pommettes, et ses extrémités se mirent à trembler, homologues à celles d’un vieillard épuisé. Le charme qu'il venait d'invoquer, si puissant fût-il, avait extirpé de lui toute trace de gaité. Il ne s'apparentait plus qu'à une coquille affligée et démunie. Ma chérie, ce spectacle est... jubilatoire. Tes amis mériteraient-ils d’être autrement reconnus ? Le sortilège de ce rigolo, pour sûr, oui.

 — Finn ! Je te l'avais interdit ! T'es pas croyable ! C'est toi qui n'es pas bien maintenant ! grommela-t-elle, le repoussant, un brin vigoureuse.

 Il essuya les gouttes lumineuses qui parsemaient son visage, à l'instar d'un chien se secouant après une pluie battante. Extériorisant une grimace involontaire, il déclencha un éclat de rire auprès de cette basse-cour d'adolescentes. Il se remettra indubitablement vite.

 — Ça va, regarde, je vais bien, affirma-t-il, alors que son inflexion trahissait l’évidence de son mensonge. Sœurette, en te voyant bouder, je peux même dire que je n'ai jamais été aussi bien. Par contre, t'aurais pu me prévenir avant !

 — Et tu crois que j'ai essayé de faire quoi la dernière fois ?

 Les mièvreries reprirent moyennant une ardeur renouvelée, un concert de vocables doucereuses qui m'écœurait au plus haut point. Avant que ma santé mentale ne fût irrémédiablement corrompue, je pris la décision sage de m'enfuir. Je m'éclipsai discrètement, glissant à travers les murs de l’académie. Les lieux semblaient partager mon éternel sommeil. Les coursives se révélaient vides, les salles infréquentées et les escaliers déserts. En une poignée de minutes, je me retrouvai finalement dans l’entrepôt de livres jouxtant la bibliothèque.

 Là, au fond de cette poussière séculaire, je distinguai une silhouette féminine, un fantôme plus antique que moi. De son vivant, elle apparaissait si envoûtante que Lætitia, la mère du meilleur amie d’Iris, faisait pâle figure. Elle ne jouissait pas de la saveur de Béatrix, pourtant son carré sombre comme l'ébène, ses deux onyx et ses lèvres couleur de pêche de vigne avaient su me contenter. Sans hésiter, je l’interpellai :

 — Mélina !

 — Pauline ! ricocha-t-elle, d’une voix cinglante.

 La foudre aurait été susceptible de frapper à tout moment puisque l’atmosphère s’électrisa après mon erreur.

 — Pauline, rectifiai-je sans me laisser décontenancer. Que fait une grande mage telle que toi, à l’intérieur de l'antre aux araignées ?

 — Sa Majesté Rafael Béryl, le goujat de ces dames, se rabaisse à me parler ? aboya-t-elle en incurvant ses sourcils, un défi dans le regard.

 — Bien que tes reproches poignardent mon cœur...

 — Un cœur ? Toi ? Laisse-moi rire ! me coupa-t-elle, son index pointé vers le sommet de mon crâne.

 — Je t’ai toujours adressé la parole, poursuivis-je, ma tête légèrement penchée sur le côté, la désignant du menton.

 — Parce que tu m’as toujours confondue avec ma sœur !

Je plaide coupable.

 — Suis-je responsable de vos similitudes ? Des jumelles symétriques, exemptes de point distinctif, voilà ce que vous êtes ! m'emportai-je, un rictus se formant aux commissures.

 — Étiez ! Rappelle-toi, si nous ne t'avions pas rencontré, nous serions toujours en vie...

 — Mélina certainement, en revanche, en ce qui te concerne, j’émets des doutes, objectai-je en serrant ma mâchoire.

 Après cette interminable dispute, aussi inutile qu'insipide, elle daigna enfin satisfaire à mon interrogation initiale :

 — Je protège un savoir relatif à Bourdur, un secret inestimable.

 Son ton était revenu à la normale. Cependant, il fut aisé de sentir son irritation. Son aspect, jadis angélique, se montrait tellement déformé qu'il en devenait inhumain, l’approximation d’un démon. Ne ravalant pas ma fierté, je la narguai :

 — Une veilleuse, de la connaissance de surcroît, comme c'est... charmant.

 — Désires-tu affronter mon défi, Béryl ? me proposa-t-elle, son minois vicieux, perfide.

 — Imagines-tu, ne serait-ce qu’un instant, que le thaumaturge Rafael Béryl puisse ignorer une information que l'insignifiante Pauline Duclos connaîtrait ? la remis-je à sa place, un signe de main accompagnant mes propos.

 — Il est si intelligent, en outre, si redoutable. Donc, au milieu de sa quarantaine, le THAUMATURGE se retrouve sous la forme d’un spectre. Mais grand bien lui fasse, j'espère que ce refus ne lui posera pas trop de préjudice.

 Après son ignominie, elle s’esbigna à l’aide d’une grâce feinte, non moins que si la conversation n’avait été qu’une formalité ennuyeuse. À la suite d’un haussement d’épaule, je décidai de retrouver Iris. Mon trésor devait avoir regagné sa salle d'instruction.

 Après tant de temps perdu, je me faufilai, plus rapide que jamais, en passant par l'enceinte même de l'établissement. Mon infortune était infinie ; ce fut au pire endroit possible que je la détectai : la classe de Mirabel Durandal. J'avais déjà assez supporté cette dynastie de tordus pour la journée, bien entendu que juste avant de me décaniller, un détail retint mon attention. Thaddeus et Kai, les deux espiègles, semblaient préparer une roublardise séduisante.

 — Ça me saoule, ma sœur, elle est plus douée que moi ! T'as de la chance avec ton pouvoir, lança Thaddeus, en soufflant bruyamment.

 — Arrête un peu ! T'es le plus doué de toute ta famille en nécrose de plante. Bon, c'est vrai que je comprends pas trop à quoi peut servir ton don, mais quand même ! rétorqua le fils de l’empoté, la langue pincée entre ses incisives.

 — Tu vois que je sers à rien. Tu veux pas t'amuser un peu ?

 — Tu passes comme ça de la déprime à la joie, t'es pas croyable !

Sont-ils tous si... inconstants ?

 — Alors ? insista l’espiègle blondinet.

 — Tu veux que j'utilise mon pouvoir, c’est ça ?

 — Allez ! Ça va être marrant.

 — Je sais même pas s'il marche.

 — Tu sauras pas si t'essaies pas ! s’enthousiasma Thaddeus, son impatience palpable.

 — Je te préviens, je deviens aveugle pendant un bon moment après ça d'après mon daron. Alors t'as pas intérêt à rater une ligne de cours ! prévint Kai, les yeux baissés, autant que s'il pesait encore les conséquences de son choix.

La cécité en tant que coût ? Curieux. Astucieusement manié, son potentiel devrait être raisonnable, méditai-je, caressant mon bouc.

 — Ça claque ! T'inquiète mon pote, je prendrai les notes en double s'il le faut, le rassura Thaddeus, son enthousiasme semblant dissiper les dernières hésitations de son ami.

 — Bon, t'es prêt ? se résigna finalement Kai, tandis que le frère de Zara affichait un profil simiesque, prêt à tout.

 De nombreux mystères planaient autour du pouvoir de Du Ho. À l'époque où mon corps et mon esprit, intimement unis en une symphonie, fredonnaient la mélodie de la vie, nulle âme n'avait assisté à son utilisation. Par conséquent, je supporterais davantage le faciès cadavérique de cette harpie.

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