XIII – Présage de rancœur

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 Alors que Mirabel s'extirpait momentanément de son antre, le visage de Kai se métamorphosa lentement sous mes yeux. Il m'aurait suffi d'une seconde de faiblesse afin de m'imaginer que l'essence de son âme se détachait de son enveloppe charnelle. Cette fine brume, péniblement imperceptible, se matérialisait au-dessus de son cigare. Un œil non averti y aurait décelé un spectre. Cette incarnation ténue volait à peine à quelques centimètres en surplomb de lui.

 Bien que j’eusse siégé au sein des hautes sphères de la thaumaturgie, je demeurais pantois, non à cause de la banale puissance de ce sortilège, seulement en raison de l'auteur. Qui aurait prédit que ce turbulent chenapan pût interagir de la sorte avec l'univers spectral ?

 Je notais également que son corps, précédemment détendu, se raidit progressivement, à l’instar d’un tronc d’arbre. D'abord droite, inébranlable, sa silhouette devint statique. Ses globes oculaires, eux, se révulsèrent brutalement, ne laissant plus qu’un blanc glacé. Il approximait l'image d'un adolescent sur le point de délivrer son dernier soupir.

Quel éminent moutard ! Ton talent parvient à m'exalter, petite tornade.

 Une chape de plomb s'implanta soudainement, cerclant les deux babouins. Le silence qui les auréolait amplifiait l'iridescence du flot magique, d’un vert éclatant de péridot. À la manière d'un torrent contrôlé, il se dirigea du crâne de Kai en direction de Thaddeus, lui frappant les orbites de plein fouet.

Le pouvoir de Du Ho s'offre le luxe de se peindre plus étourdissant que je ne l’avais conjecturé.

 Les deux adolescents furent pris de convulsions modérées. Leurs chairs trahissaient insensiblement cette douleur qui les grignotait de l’intérieur. Assurément, à la surface du faciès de l’annihilateur végétal, un rictus de souffrance se dessina brièvement, aussi fugace qu’un éclair, avant de disparaître. Le lien mystérieux entre eux me donnait l'impression d'avoir percé leurs esprits.

 Puis, le sort s’évanouit sur-le-champ. Ils se réanimèrent, essoufflés. Un masque apeuré, certes ébaubi, scellait leurs faces. Ils gesticulaient, incapables de saisir pleinement l’ampleur de ce qu’ils venaient de vivre. Un détail, toutefois, retint mon attention : les iris du fils Lee, autrefois vifs, étaient dès lors opacifiés.

La cécité est effectivement le coût de ce charme. Quel type de vision cet empoté Du Ho mettait-il sous le tapis ?

La chouette empaillée choisit ce moment précis dans l’optique de regagner son perchoir. Vous auriez pu vous amuser devant elle, pensai-je en arborant un sourire goguenard. Elle est si aveuglée qu’elle n’y loucherait à deux mètres.

 Les réflexes, contrairement à moi, avaient la vie dure. Ce fut sans bruit que je planais en vue de m'installer à l'exact barycentre qui, naguère, les reliait. L’excitation faisait vibrer l’air autour des deux garnements.

 — Mais c'était complètement ouf ! souffla Thaddeus, davantage grimaçant qu'un clown.

 — Carrément ! T'as vu la même chose que moi ?

 Mes pensées s'arrêtèrent une durée indéterminée. Je démêlais mes cheveux et mes songes. Vu ? Mais qu'avez-vous vu !?

 Je frottai mes paumes. Je savourais chaque minute. Le mystère de leur pouvoir commencerait à se dénouer. Oh, ces petits secrets deviendraient... piquants.

 — Zara dans le couloir ? dirent-ils trop fort, leur chuchotement mal dosé résonnant au fond de la salle.

 L’écho alerta la mégère, qui pivota. Ses aigrettes se redressèrent, elle claqua du bec et les toisa d'une gueule glaciale.

M'égaré-je ? Est-elle un benêt hibou ?

 Ils se recroquevillèrent, ondulant autant que des vers agités, gloussant en écho à des poules effrayées, leurs expressions débridées tels des chats effarouchés. Ces simagrées grotesques ne faisaient que confirmer leur place au sein de la chaîne alimentaire.

Dix-huit ans ! Ces mômes, des adultes ?

 Un ricanement silencieux rudoya mon esprit. La mort possède parfois ces menus détails me rassurant. Leurs piaillements, aboiements, grognements – difficilement distinguables tant leurs bruits singeaient l’animal – se poursuivirent, quand Kai se lança :

 — J'ai rien compris à ce qu'on a vu.

 — Moi non plus, c'était...

 Thaddeus tremblait.

 — C'était le futur ? ajouta-t-il, ahuri.

 — Qu'est-ce que j'en sais, moi ? J'avais jamais utilisé ce truc.

 Mon espionnage accompli, je sentais déjà mes neurones s’activer, s’embrasant au contact d’une nouvelle mission. La curiosité me rongeait. Connaître le contenu de cette prémonition devenait une nécessité, une obsession. Rien ne serait plus aisé que d'y parvenir. Il me suffirait d’attendre la fin de leur ersatz de cours et d’en discuter en compagnie d’Iris. Mon enfant savait être loquace lorsque je grattais là où il fallait. J'en riais d'avance.

 Ma présence n'était plus indispensable. De plus, ma santé mentale aurait vacillé si j'avais été dans l'obligation d'entendre le son strident du bouboulement de la godiche. Par conséquent, je m'enfuis.

 Dehors, la quiétude du parc, bercé d'une langoureuse lumière, me consolait de cet intervalle de torture psychologique auprès de la Durandal. Proche des parterres d'asters bleus, fleur identique à celle de la broche de mon trésor, je distinguai Cassandra et Finnian, rentrant apparemment à leur manoir familial. Ils marchaient côte à côte. Leurs silhouettes flottaient à l'horizon à l'instar des ombres qui cerclaient Bourdur.

 Cependant, une bagatelle m’étonnait. Il n'y avait nulle âme qui vive, hormis ces deux-là.

 J'exploitais mon invisibilité, lors des trois heures d'expectative, en arpentant l'enceinte de l’académie. J'espérais y discerner un groupe s'employant à s’accaparer le beau temps. À mon époque, nous en profitions au doux prix d’éviter les leçons inutiles de Néroli, aujourd'hui l'effraie fripée.

Personne ! Seraient-ils tous devenus studieux ?

 Le gâchis temporel désormais clos, l'astre diurne se rapprochait des montagnes, colorant le ciel d’une teinte orangée. Soudain, une vision céleste flamba : mon ange à l'auréole de mèches dorées fit enfin son apparition. Iris, bondissante, agitait une main enthousiaste à l’attention d'Alex Umbra, avant de se diriger près de moi d’un pas rapide. Dès qu’elle me repéra, son sourire se figea brusquement. Ses omoplates extériorisaient un affaissement, sa nuque une courbure.

Je comprends ton harassement, moi-même je n'apprécierais guère d'avoir mon paternel sur le dos en permanence. En revanche, tu vas aimer ce qui va suivre.

 Une fois à portée de voix, je n'attendis pas afin de lui délivrer un rapport détaillé de l'événement concernant les deux coquelets.

 — Il a fait quoi ?! hurla-t-elle, retroussant ses manches non moins que si elle s'apprêtait à corriger Kai illico-presto.

 Exempte de la moindre hésitation, elle jeta son sac sur moi. Le projectile me traversa. Indubitablement, elle imaginait que j’étais en mesure de porter ses affaires.

 Je vérifiai rapidement les alentours dans le but de m’assurer qu’aucun quidam ne se montrait à proximité. D’une incantation de zéphyr, je soulevai le bien de ma puce et le fis glisser doucement vers l'entrée principale de l'académie.

 À propos de mon ange, elle menaçait déjà son camarade de son index.

 — Quoi !? T'as utilisé ton pouvoir ? Mais t'es un crétin, mon pauvre. Tes parents t'ont dit qu'il était dangereux !

 Lui, toujours calme, se défendit, son ton mordant néanmoins pondéré :

 — Calme-toi ! Toi, t’as pas invoqué un spectre sans savoir comment faire ? C’est pas risqué peut-être ?

Il recèle davantage de répartie que son bon à rien de père.

 — Hé ! C'est pas pareil, se justifia-t-elle maladroitement, sa moue enfantine trahissant une gêne qu’elle n’éprouvait que rarement.

 Il courba un sourcil et répliqua, un brin narquois :

 — Et maintenant tu boudes ? T’es pas bien, des fois, Iris...

 — Mais ! J'aurais voulu que tu l'utilises avec moi, pas avec Thad, avoua-t-elle, son ton se radoucissant, se stabilisant en un murmure, alors qu’elle minaudait devant lui.

Manipulerais-tu le monde à ta guise, ma petite ? Juste une paire de jours et j'observe en toi une copie de Béatrix. Allez ! Tire-lui les vers du nez.

 — Désolé, mais c'est trop tard, la nargua Kai, un clin d'œil insolent accompagné d'un pincement des lèvres. Mais au fait, c'est ton daron qui t'a tout raconté ? Il est encore là ?

 — Non, il garde mon sac là-bas, répondit-elle, pointant du doigt le coin où je m’étais tenu quelques instants auparavant.

 Elle me cherchait. Ses prunelles balayèrent l’espace malgré son impatience, ignorant totalement que je me tenais contre les murailles de son école. Je nichai sous la protection de la façade néogothique blanche. Ces pierres, sculptées au moyen d’une authentique minutie, se dressaient majestueusement. La bâtisse se parait de gargouilles, de fenêtres en ogive et d'une pâle toiture pentue. Elle m'était presque similaire, quasi spectrale.

 Ne me distinguant pas, ma chère fille haussa simplement les épaules, insouciante. Elle enchaîna aussitôt, sautillant sur place comme si elle avait de nouveau sept ans, ses poings serrés d’impatience.

 — Diiiiiis ? Tu veux pas me raconter ? Je suis trop curieuse.

 — Iris, t’es casse-bonbon. T'es plus une gamine, si ? Parce que tu veux toujours tout savoir et rien payer, marmonna Kai, le timbre oscillant entre l'amusement et l'agacement.

 Égale à la fillette de mes souvenirs, elle n’en démordit nullement. Elle précipita son visage à deux doigts de celui de la tornade, ses yeux brillants, radieux. Aussi bien que sa mère l'aurait accompli, elle offrit ce qu’elle anticipait être son arme la plus redoutable : son rire éclatant, véritable joyau.

 — Allez ! S’il te plaît, le supplia-t-elle, la phonation douce, légèrement sifflotante.

 Il soupira. Il était vaincu.

 — T’as gagné, concéda-t-il. Bon, tu verras, c’est bizarre.

 Il la dévisagea, pendant qu'elle grimaçait.

 — Je te préviens, c'est tout.

 Elle éternisa ses pitreries.

 — T'as fini de faire cette trogne ? Si tu veux pas que je te raconte, tu le dis de suite, je rentre chez moi me pieuter !

 — Excuse-moi, ça m'amusait de t'embêter. J'arrête, chanta-t-elle, pouffant intérieurement.

 Il inspira profondément, secouant la tête. Son air incrédule, ses cheveux en bataille et ses manières félines dégageaient un prestige comparable à celui de Lætitia, lorsqu'elle avait le même âge. Il leva une main et annonça, placidement :

 — J’étais les yeux de Thad. Il marchait dans le couloir de l’administration.

 — Qu’est-ce qu’il faisait là-bas ? intervint mon adolescente immature, les sourcils froncés.

 — Laisse-moi finir ! s’emporta-t-il, ses traits se crispant. L’image était un peu déformée, comme si les murs étaient vaporeux ou dans la brume. Là, il y avait Zara, qui criait : « J’arrive à contrôler les esprits ! » termina-t-il en imitant l’inflexion aiguë de la fille d’Orion Sylve.

 Séance tenante, ils bavardèrent, se réfugiant au milieu de conjectures autant stupides qu'incongrues. Leurs enfantillages ne m'amusaient qu’à peine. À quoi bon s’attarder au sujet de ces divagations juvéniles ?

 Mon attention fut attirée par un écureuil, petit habitant du parc, qui grimpait avec agilité le long d’un marronnier visiblement centenaire. Une image de Béatrix imprima mon esprit. J'étais heureux. Je serrai mon talisman au contact de ma poitrine.

 Au fond de mes rétines, le pelage roux de l'animal contrastait joliment avec le tronc rugueux, pendant qu’il s’élevait de branche en branche. Ses pattes minuscules le guidaient sans effort. Le vieil arbre, aux racines noueuses et à l’écorce craquelée, lui ménageait un havre feutré, loin des tumultes estudiantins.

 Alors que je m’attardais à observer le mammifère, l’appel de ma fille vint subitement rompre cette parenthèse un tantinet paisible.

 — Papa, t’es où ?

 Je la vis sursauter quand finalement elle me repéra. Ses mirettes s’écarquillèrent un bref instant. Quant à Kai, il se tenait à ses côtés, l’observant, ébahi. Il ne réalisait pas tout à fait dans quelle intention elle parlait seule.

 — T'en penses quoi ? C'est le futur qu'ils ont vu ? demanda-t-elle, ses lèvres tout juste entrouvertes, de même que si elle craignait la réponse.

 — Du moment où un homme sage tel que Du Ho est effrayé par un pareil pouvoir, il est très probable qu’il s’agisse, en effet, de l’avenir, avouai-je, pesant chaque mot.

 La sincérité de mon compliment me débecquetait, c'était une vérité que j’aurais préféré ne jamais admettre pleinement. Iris, en revanche, eut l’intelligence d’aucunement dévoiler la contorsion qui se formait au creux de ma lippe désormais irrémédiablement salie. Elle évita ainsi de vexer son ami.

 Le reste de cette soirée s’écoula, privé d’autre événement notable. L’obscurité s’étendit lentement, engloutissant Bourdur et ses habitants au cœur d’un voile de silence. Je profitai du dîner que mon trésor partageait avec cette infâme Mirabel pour m’éclipser. Mon but était clair : la demeure des Sylve. Plus particulièrement, la chambre de Thaddeus.

 Tandis que je m’y infiltrais, je la trouvai abandonnée. Par conséquent, je patientai. L'attente me parut une éternité.

 Lorsqu'il finit par se présenter, il pénétra dans la pièce en trombe, balançant son sac contre le mur à l’opposé de la porte, qu’il claqua violemment.

Pauvre porte, lors de chacune de mes venues, tu te fais maltraiter.

 Franchement à bout, il frappa d’une myriade de coups de poing la pierre jouxtant le seuil, son souffle saccadé par la colère.

 — 'Tain ! Ah ! C’est pas possible, je sers à rien ! Non ! Non ! Pourquoi elle va réussir à faire ça ? Pourquoi c’était pas moi dans cette satanée vision ! gémit-il, la voix brisée.

Thaddeus, ta jalousie te perdra.

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