14 – Sarah

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 L’ennui me frappe en pleine face dès que je me retrouve seule à l’intérieur de ma chambre. C’est étrange, plus intense que quand j’étais vivante.

 Sérieux, être un fantôme, c’est comme croupir en classe un jour de pluie. C’est pas censé être… divertissant ?

 Je me gratte les cernes d’un air distrait. Ma moue s’étire sur une éternité. Je me pose une question débile, mais, honnêtement, est-ce qu’on tombe lorsqu’on transperce un mur ? Ou on reste juste… là, à flotter ?

 Bref, il n’y a pas trente-six solutions. Je ferme les paupières, inspire un bon coup, même si ça ne sert plus à rien… et je fonce. La tapisserie approche à toute vitesse ; je m’y jette sans hésiter. La première impression ? Bizarrement pas désagréable. Pareil que plonger au milieu d’une gelée tiède, sauf que c’est encore meilleur : doux, quasi moelleux. Une seconde passe. Mon corps est aspiré par la matière, la traversée est moite… Cependant, pour une fois, je me sens légère.

 Et puis, je chute. Pas à la manière d’une pierre, non. Plutôt comme une feuille morte qui ondoie tranquillement, portée par une brise. Je me laisse planer doucement, les bras écartés au maximum. Les maisons des voisins défilent sous mes pieds. Les toits détrempés brillent d’autant plus avec cette lumière pâle. Les rues sont couvertes de boue. Il a dû pleuvoir hier, me dis-je, en observant les flaques sombres. J’atterris en fin de compte au sol, non loin de l’une d’elles.

 Je prends un moment afin de scruter l’environnement. Bourdur est… égale à elle-même. Une bourgade moyenne, peut-être un brin huppée. La météo, quant à elle, est simplement lugubre. Pourtant le pire, c’est ce dôme… Un machin obscur et lourd qui encercle la région. Il est possible de distinguer à travers. On dirait un voile épais qui embrumerait tout ce qui se situe au-delà. Les montagnes sont toujours là, immobiles. Seulement, ces ténèbres qui les entourent… elles me glacent le sang. Qu’est-ce que c’est que... ?

 L'éther de cette demi-boule spectrale… il y a un truc. Quelque chose me semble familier. Il m’hypnotise… Une part de moi veut l’atteindre, l'explorer. Alors, une idée me parcourt : et si je pouvais voler ? Je médite un peu. Je force… Quand j’essaie de me soulever, rien. Comment papa s’y prenait-il ? Lui, il volait partout, tranquille.

 Je tourne la tête à droite, à gauche. Personne. Bon… il faut essayer. Je me calme, me détends puis me concentre sur la broche de maman que je porte en permanence. Lentement, j’y canalise mon énergie, de même que si c'était un arrosoir magique. Et, étonnamment, ça marche ! Le flux circule.

 Par contre, j’ai toujours été nulle en sortilège de vent. Est-ce que je vais réussir à m’auto-soulever ? Je gonfle mes poumons, bien que je ne doive plus en avoir besoin, et relâche d’un coup l’intégralité de mon éther. Si ça passe, je m’envole et deviens l’égale d’un oiseau.

 — Quoi ? m'écrié-je, en voyant la rafale partir droit devant moi.

Waouh. C’est la première fois que je réussis à produire une telle puissance ! Néanmoins, la sensation… est complètement repoussante. Comme si la magie était devenue un concept étranger. Le problème, c’est que le courant ne m’a pas emportée. Je ne suis pas un fantôme, je suis un éventail ambulant. Donc, voler, c’est mort. Autant continuer au niveau du plancher des vaches.

 J'aurais au moins appris un truc aujourd'hui : un spectre reste en capacité d’utiliser des sorts.

 — À présent, direction le bord du dôme !

 Je n’ai pas envie de croiser trop de monde, alors je me dirige vers le lac. À vrai dire, être un spectre a ses avantages. Il n’est plus nécessaire de faire attention aux pierres ou aux trous. La route est totalement défoncée à cause des dernières intempéries. Si j’étais encore vivante, je me serais sûrement tordue une cheville. Mais bon, ce n’est pas non plus super pratique de flotter… c’est tellement leeeeent.

 Je passe près des fermes qui ceignent la ville. Ce silence, ces cultures... Ça me rappelle quand Kai et moi étions petits. On adorait jouer à cache-cache au fond des champs de maïs. Son père, Du Ho, nous surveillait du coin de l’œil, malgré tout, on le semait à chaque fois. Je me souviens d’une fois où on l’a si bien piégé qu’il nous a cherchés durant quatre heures. On avait énormément ri… lui, beaucoup moins. Je me pince les lèvres en y repensant. C’est dur de réaliser que tout ça, c’est fini. Ces moments de joie simple ne reviendront plus.

Allez ! Iris ! Ne désespère pas !

 Je claque mes joues et secoue la tête de façon à me remettre les idées en place. Pas question de m’enfoncer dans le passé, pas maintenant. Je continue mon chemin, sillonnant la campagne déserte, à un rythme de plus en plus agaçant.

 Après un temps incommensurablement loooong – ça m’a pris bien deux, éventuellement trois heures –, j’arrive ENFIN près de la maison secondaire de Finn et Cassie.

Papa a réellement été lourd cette fois-là. Il pensait que je ne l'avais pas remarqué tandis qu’il nous espionnait pendant qu’on s’amusait, songé-je, en serrant la mâchoire.

 Je contourne leur chalet, effleurant du regard l’endroit exact où on avait joué à action ou vérité cet automne. Ensuite, je m’oriente à peine plus au nord – tout du moins, je crois. L’orée du bois apparaît, et je glisse prudemment entre les arbres. Aucune odeur de mousse, ni de cette terre humide et riche. Probablement qu’en hiver, la forêt ne sent plus rien…

 Après un peu de… marche – ou plutôt flottement – et une pause pour admirer des marcassins, trop craquants, je me retrouve finalement à la limite de mon objectif. Aux alentours, trois habitations en rondins, à moitié effondrées. Vu l’état, elles doivent être abandonnées depuis des lustres. Assurément des cabanes de bûcherons ou de chasseurs, laissées là à pourrir.

 Je zieute en direction du voile ténébreux qui s’étend devant moi. Il oscille, comme s’il était vivant. De minuscules vagues ondulent à sa surface, carrément hypnotiques. Au moment présent, je dois bien l’avouer, je flippe grave. Mon cœur, s’il battait encore, serait en train de tambouriner au centre de ma poitrine. Iris, t’es l’héritière de Rafael Béryl, tu en es capable. Je tends mon index vers l’ombre mouvante, prête à la toucher. Je ne suis plus qu’à quelques millimètres. Le temps se suspend. Mes mains tremblent. Je me crispe.

 Quand soudain :

 — Kè que tu fais ?

 Je hurle. Pas un petit cri, non, un vrai grognement guttural qui me vide les bronches. La voix appartient à une fillette qui fait volte-face et détale derrière une des trois baraques.

 — Excuse-moi, reviens, je ne voulais pas te faire peur, tenté-je en adoucissant mon ton au maximum. Tu m’as juste surprise, c’est tout.

 L'enfant passe sa tête à travers les planches cassées de l'une des habitations en bois. Elle est trop chou. Avec ses petites couettes, on la croirait sortie tout droit d’un conte de fées. Elle doit avoir pas plus de quatre ans. Ses yeux pétillent d’innocence, et ses joues s’avèrent roses, non moins que si elle venait de courir un marathon.

 Enfin, la réalité me saisit, certainement la plus grande gifle que je puisse recevoir. Elle est… comme moi… morte. Une gamine…

 Et là, je craque, mes jambes flanchent, des larmes coulent sans que je sois en mesure de les retenir.

 — Dis ! Pou’quoi tu pleures ? demande-t-elle en s’approchant, l’air intriguée.

 — Parce que je suis contente de te rencontrer, lui mens-je, en forçant un sourire tellement grand que mes pommettes me brûlent.

 Elle me regarde un instant, puis me renvoie une grimace identique, aussi large que la mienne, avant de... sautiller sur place.

 — Tu sais, si tu tousses la boule, hop, tu reviens au même end’oit, m'explique-t-elle, un léger cheveu sur la langue.

Elle est vraiment à croquer, pensé-je, malgré le nœud dans ma gorge.

 Je suis ses conseils. J’effleure les ondulations de cette masse ténébreuse. Elle éclate de rire.

 — Mais naaan ! Y faut la tousser de pa’tout, comme ça !

 Sans hésiter, elle s’élance et perce le voile en une fraction de seconde, disparaissant au sein de cette obscurité oppressante… pour, tout compte fait, réapparaître à la même place, comme si de rien n’était.

 — T’as vu c’est rigolo ! s’exclame-t-elle, avant de s’arrêter soudainement, les yeux rivés sur une libellule. Oh ! Une billélule !

 Je l’observe courir après l’insecte, j’essuie mes larmes d’un revers de manche. Inspirant profondément, je me lance à mon tour contre le dôme. L’impact est brutal. La sensation… c’est celle que j’éprouverais si je me désintégrais. Plus noir que la nuit, davantage silencieux qu’un cimetière. Glauque est le seul mot qui me vient.

 Dans les trente secondes suivantes, je reviens à mon point de départ. Contrairement à Sarah, ma sortie provoque une sévère bourrasque.

Je ne peux donc pas quitter cette… chose. Ça doit être ça, la limite que mentionnait George.

 La petite arrive à proximité en fronçant les sourcils, la moue déçue.

 — T’as fait pa’tir la billélule !

 En définitive, son visage s’illumine à nouveau, aussi rapidement que l’ombre avait cédé sa place.

 — C’est pas g’ave, ze p’éfère les papillons.

 Je m'agenouille doucement devant elle. Nos regards se croisent, et je la scrute, cherchant à comprendre qui elle est. Une impulsion me pousse à lui poser la question qui me brûle les lèvres.

 — Comment tu t'appelles ?

 Elle fronce le nez, visiblement perplexe, et se le gratte machinalement.

 — Ze sais pu, répond-elle en affichant un air confus.

 Elle se mordille les lèvres, son regard se perd un instant avant qu'une étincelle ne traverse ses prunelles. Ses sourcils se courbent légèrement plus, comme si elle fouillait au cœur de ses souvenirs.

 — Ah si ! Ze sais, ze m'appelle Sarah. Et toi ? ajoute-t-elle en me pointant du doigt avec une candeur désarmante.

 — Je m'appelle Iris, dis-je en essayant de sourire malgré le nœud qui se forme dans mon estomac.

 — Comme la fleur ! s'exclame-t-elle, ses petites mains applaudissant pleines de joie.

 — Oui, tout pareil que la fleur, acquiescé-je, mes lèvres se courbant de manière sincère cette fois-ci. Ton papa ou ta maman ne sont pas avec toi ? m'enquiers-je, une inquiétude sourde montant en moi.

 Elle secoue la tête, et son intonation s'affaiblit.

 — Papa, ze sais pas qui c'est. Et maman, pouf, elle a rezoint la lumière.

 Cette réponse me fige un instant. Ses mots simples, si innocents, m’ont brisée davantage. La gorge nouée, je m’efforce de sourire, pourtant l’idée que cette petite ait vu sa mère disparaître m’insupporte au plus haut point. Une chose est certaine, je ne peux pas la laisser toute seule ici. En revanche, une partie de son histoire a piqué ma curiosité.

 — Quelle lumière ? la questionné-je, tout en sentant un frisson me parcourir l'échine.

 — Bah ! Celle là ! affirme-t-elle, tout en désignant un point à sa droite.

 Je jette un œil dans la direction qu’elle m’indique, et mes yeux s’écarquillent. Les bords du dôme s'ouvrent et forment un tunnel, lisse, noir, incroyablement long. Au fond de celui-ci, une lumière éblouissante, plus éclatante que le soleil, m’attire. Un bonheur intense semble m’appeler, comme si tout ce que je cherche m’y attendait.

Reprends-toi Iris, tu dois d'abord te débarrasser de ce marionnettiste !

 — Pourquoi ne rejoins-tu pas ta maman ? la consulté-je, mon timbre empreint de douceur malgré le tourbillon au fond de mon esprit.

 Elle éclate soudain en sanglots, sa voix brisée par les pleurs.

 — Ze veux pas abandonner Guilibulle !

 Je la prends dans le creux de mes bras, ou du moins, j'essaie. Ce n’est pas un véritable contact. C’est très différent d’un être humain… Il y a comme une légère résistance, deux forces qui se repoussent doucement. Toujours est-il que c’est suffisant. Je sens Sarah se calmer, blottie contre moi. Je lui murmure doucement :

 — Parle-moi de Guilibulle. C'est un ami ?

 Tout à coup, je vois sans doute la chose la plus adorable de toute ma vie. Elle baisse le front, joint timidement ses deux index avant de répondre :

 — Vi ! C’est mon doudou et ze l’ai ubilé au parc.

 Un sourire se dessine le long de mes lèvres malgré la situation.

 — Pourquoi tu ne vas pas le chercher ?

 — Bah ! Pa’ce que maman m'a dit de pas so’tir de la maison ! lance-t-elle avec une telle conviction que j’en reste perplexe.

 — Tu vas me faire croire que tu ne sors jamais ? blagué-je, en tirant la langue afin d’alléger l’atmosphère.

 — Noooon, ment-elle en baissant les yeux avec une moue coupable.

 Si l’idée qu’elle ait été isolée pendant si longtemps n'était pas aussi tragique, je me serais possiblement mise à rire aux éclats. Par contre, l’amertume me retient.

 — Tu ne t'ennuies pas toute seule ? lui demandé-je, changeant de sujet dans le but de ne pas la peiner davantage.

 J’ai remarqué que ma dernière question a failli la rendre triste à nouveau.

 — Bah non ! Je peux zouer avec les nanimeaux, me répond-elle, une pointe de fierté dans les gestes et dans la voix.

 Je hoche doucement la tête, mais il me faut comprendre. Alors, même si ça risque de l’attrister, je lui pose la demande qui me taraude :

 — Pourquoi maman n'est pas restée avec toi ?

 Elle arque brièvement les sourcils, son visage se perdant dans le vague.

 — Ze sais pas moi. Z’ai ubilé Guilibulle, p’is on est rent’é avec maman. Ze suis tombée malade. Et p’is, maman elle a fait que pleurer, pa’ce que z'étais pas là. Alors que z'étais à côté d'elle. Et p’is, un zour, elle a rezoint la lumière.

 Chaque mot qu'elle prononce provoque une coulée de larmes le long de mes joues, tel un torrent que je ne parviens plus à arrêter. J’essaie de ne pas les lui montrer… avec tout cela, c’est impossible. Ainsi, usant de toute sa tendresse d’enfant, Sarah me fait un câlin maladroit.

 — Faut pas être criste, moi ze suis pas criste moi, me rassure-t-elle d'une petite voix.

 Je la serre fermement. Si l’unique objet qui la retient encore sur Terre, c’est ce fichu doudou, donc tant pis pour le marionnettiste. Il attendra.

Je dois l’aider !

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