16 – Peur du loup

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 La tristesse qui m’étreignait tout à l’heure s’éclipse peu à peu. Découvrir Sarah gambader, insouciante, redonne des couleurs à cette journée. Je me croirais au milieu d’un cocon. Elle s'arrête souvent devant un insecte, une plante ou même une… crotte d'animal, éclatant de rire à chaque nouveau « trésor ». C’est fou comme une simple fillette a les moyens de remettre irrémédiablement du baume au cœur, simplement en… existant.

 — Kè qu’on fait ? me demande-t-elle, la bouche grande ouverte.

 Je n’ai pas le luxe de réfléchir une minute qu’elle est déjà accroupie à… méditer… dans le vague, d'un air ahuri – mais trop chou !

 — On va au parc, chercher Guilibulle.

 — Cro bien ! En p’us, c’est un pitit lapinou, il est cro mignon, dit-elle en enlaçant son doudou imaginaire.

 — J’ai hâte de le rencontrer !

 — Vi ! Il est cro zentil. Et p’is, avec toi z’ai pas peur du monscre.

Attends ? Un quoi ? Il faut que je vérifie un truc…

 — Quand tu parles d’un monstre, c’est un vrai ? lancé-je, très maladroitement.

 Je me rends compte immédiatement qu’elle va répondre à côté de la plaque. J’ai pourtant espoir qu’elle m’éclaire, ne serait-ce qu’un petit peu.

 — Vi, un g‘os monscre g’and comme ça, précise-t-elle en écartant au maximum les bras.

 — Il n’est pas si grand alors, blagué-je en lui faisant un clin d’œil.

 — Bah ! Siii ! me gronde-t-elle en fronçant les sourcils. C’est un loup pas zentil. Na ! ajoute-t-elle en me tirant la langue.

 Je me joins à sa grimace et nous rions longuement. En revanche, me voilà rassurée. Les animaux ne sont pas en mesure de nous atteindre. Alors, à supposer que si un ours nous barrait la route, ça me ferait une belle jambe.

 Nous continuons sur le chemin menant en direction du chalet de Finn et Cassie. Sarah semble ravie de cette expédition, particulièrement lorsqu’elle aperçoit des lapins qui gambadent à proximité. Ses magnifiques billes foncées s'agrandissent d'émerveillement, mais très vite, elle boude.

 — Ze peux pas les tousser… murmure-t-elle, la moue tristounette.

Ça commence fort. Je l’observe, un sourire en coin, alors qu’elle croise les marcassins que j’avais vus tantôt. Cette fois, ils paniquent, fuyant clairement un péril inconnu.

 Et je comprends pourquoi.

 Quelques secondes plus tard, un grizzly famélique apparaît. Nous distinguons ses côtes saillir sous sa fourrure terne. J’en déduis qu’il a été réveillé par la faim malgré l'hiver.

J’ai exagéré, c’est effrayant. Bien que nous ne risquions rien, j’ai les pétoches.

 — Oh ! Un nounou’s ! s’écrie-t-elle, les yeux brillants.

 Machinalement, elle court dans sa direction, prête à lui faire un câlin. Je contiens mon masque de désapprobation et tente de lui expliquer :

 — Ça ne marchera pas mieux qu’avec les autres animaux…

 Le géant, naturellement, ne la remarque même pas. Il passe à travers elle sans ralentir sa marche.

 — Il est pas zentil, il veut pas de câlinou ! hoquette-t-elle, un trémolo au fond de la gorge.

 Un éclat sonore s’échappe de ma bouche. Je m'accroupis ensuite à sa hauteur et prends un moment pour lui enseigner calmement :

 — On ne peut pas les toucher, Sarah. Mais on a la capacité de les admirer. T’as vu comme il est impressionnant ? C'est déjà pas si mal, non ?

 Elle soupire. Néanmoins, elle finit par opiner du chef. Malgré son évidente déception, elle poursuit son chemin. Elle vise au loin, le dos droit, la tête haute, elle marche à la manière d’un soldat en mission. Son cou oscille d'un côté à l’autre dès qu’elle fait un pas, et je dois me retenir de ne pas la croquer.

 Nous franchissons rapidement l’orée des bois. Soudain, Sarah s’envole en vue de se placer juste contre ma nuque. Elle me chuchote :

 — Il est là, le monscre…

 Je scrute autour de nous, à gauche, à droite, devant. Enfin, j’examine derrière Sarah. Le néant. Ni loup, ni chien, ni quoi que ce soit de vivant. À l’exception d’une chouette endormie et des arbres de la forêt. Justement, elle me semble dans le même état léthargique que le rapace.

 — Ne t’inquiète pas, regarde, il n’y a pas de méchant. Et puis, tu es avec moi, tu ne crains rien. D’accord ?

 J’essaie de cacher ma propre appréhension. Son histoire m’a toutefois foutu la frousse. Cependant, je garde mon calme afin de ne pas la déstabiliser davantage. Elle revient se positionner en face de moi. Je sens son trouble ; c’est instinctif.

 — Tu veux me dire quelque chose, non ?

 — Ze veux rencrer à la maison, souffle-t-elle.

 — Et Guilibulle ? insisté-je, tentant de la convaincre de poursuivre.

 — Z’ai cro peur. Y te plaît, on rencre ?

 Comment lui refuser ? Ses fines lèvres tremblent, et maintenant, ses yeux s'emplissent de larmes qui menacent de couler. Ses mains se tendent vers moi, implorantes. Elle désire que je la porte. Spontanément, je la hisse au creux de mes bras et nous faisons demi-tour, retournant à la case départ. Serait-ce ça que d’être maman ? Ça vend pas tous les jours du rêve… c’est pas de tout repos.

 Au cas où, je laisse un fil d’éther en retrait. Il devrait être invisible et capter la moindre présence spectrale ou thaumaturgique. Je progresse lentement, très lentement. Porter un fantôme qui gigote n’est pas aussi léger qu’on pourrait se l’imaginer. Pourtant, je suis aux anges de revoir Sarah si pleine de vie. Je ne sais pas pourquoi, en tout cas, cette petite… je l’aime. Ne pas avoir de mère a dû me toucher plus que je ne l’avoue. Je ne me referai pas.

 Les trois baraques sont en ligne de mire. Rien n'a bougé, mon piège est toujours intact. Ouf ! Au fond de moi, je suis apaisée. Je pose Sarah par terre, et elle s’élance aussitôt. Elle zigzague entre les brins d’herbe ; ses couettes sautillent à chaque enjambée. Je pourrais embrasser l’éternité près d’elle, à la chérir. Je serais fatiguée, certes, mais heureuse.

 Elle m’interpelle et me montre ce qui, de loin, semble être du guano ou une fiente. Je m’avance donc, amusée. Seulement, au moment de l’atteindre, une voix grave grogne derrière moi.

 — La chair et le sang de Rafael Béryl, je me délecte déjà !

 Mon corps se fige, mes jambes flageolent… je tombe à même la mousse, écrasée par l’effroi. Aucune parole ne me vient, ma gorge se serre. Là, planté dans mon champ de vision, il est immense…

 Un loup spectral se dresse, autant blanc que la neige. Je jurerais qu’il affiche une grimace de joie. En revanche, il est tout sauf rassurant. Son œil gauche est déchiré, balafré sur l’intégralité de sa longueur, fermé à jamais. C’est l’autre, celui qui est rouge ferreux, qui me sidère, me tétanise. Il brille d’une rage, d’une envie certaine de dévorer. Ses muscles se raidissent, son museau pointe vers moi. Il lève sa patte droite, puis se tient immobile. Il est l’incarnation parfaite du prédateur en chasse, prêt à bondir. Un grondement sourd monte de sa poitrine, il ouvre la gueule…

Pourquoi mon fil d’éther ne m’a-t-il pas alertée ?

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