XVII – Condamnations
La nuit, tapie entre les branches des marronniers et les reliefs de Bourdur, avait décidément étendu son voile. Je me délectais du calme, à peine troublé par le craquement des brindilles au pied des adolescents. Ils se massaient aux abords de la fosse signée Finnian, monsieur je-dévisse-les-salières. À l’intérieur, des bûches y attendaient l’étincelle qui les consumerait.
Tandis que leurs éclats de rire s’excitaient, mes perspectives voguaient ailleurs. Je m’étais saisi d’une mission cruciale. L’antre du savoir, là-haut, dissimulait un ultime secret ; un veilleur y sommeillait. Ces spectres si accessoires étaient à même de se révéler gênants lorsqu’ils s’éveillaient.
Je glissai vers la bibliothèque. Derrière moi, un murmure parvint à mes oreilles : celui de flammes naissantes, crépitant sous les doigts d’Iris. Je l’imaginais, deux orbes pétillantes, alors qu’elle canalisait son flux en vue d’émerveiller les autres. Un plaisir effleura mes lèvres. Mon trésor, tu n’as pas idée du chemin que tu as déjà arpenté.
Au demeurant, cette fierté, aussi ardente qu’un éclair, ne se perpétua pas. Une larve ectoplasmique s’animait. Ses contours flous prirent forme peu à peu. Une voix familière et amère déchira le silence.
— L’illustre Rafael Béryl, un défunt ? Mais quel délice d’assister à un tel… spectacle.
L’authentique mépris reste de se taire.
Cet être, de son vivant, n’incarnait qu’un insecte. L’écraser aurait simplement sali mes semelles. Qu’avait-il donc accompli, sinon de périr avant d’avoir eu le temps de concevoir la moindre parcelle de l’éther ? Maintenant il espérait supposément causer du tort depuis l’oubli.
Payer le coût de mon sortilège phare semblait démesuré.
Préoccupe-toi des gamins !
Sans l’ombre d’une once de regret, une lassitude glaciale pénétrait mes synapses. Ces gosses, ivres de whisky volé à Orion Sylve, paraissent capables d’invoquer cette immondice pendant qu’ils seront en état second. Ne tergiversant davantage, je serrai mon talisman et annihilai son âme.
— AAAH ! hurla-t-il, un cri qui aurait pu fendre mes tympans.
Le bruit s’étirait… Un soupir m’échappa. La paralysie et la cécité durant un quart d’heure… et ce vagissement… Je fronçai les sourcils, observant le vide laissé par ce fantôme désormais condamné. …allons ! Cela ne sera pas si mortel. Étrangement, cette souffrance m’apaisait. Profite du néant, ordure !
Quinze in-ter-mi-na-bles minutes à digérer la symphonie offensante de mon ancien professeur de potions. Quand la tranquillité s’installa enfin, me libérant par la même occasion de cette cacophonie dissonante, j’étais enclin à me consacrer à une tâche plus divertissante : épier la récréation que Lysander Faye, cette apprentie alchimiste débraillée, avait concoctée.
Je me faufilai par deçà le sol, évitant soigneusement le regard de ma puce. Je me fondis au nœud du pivot des racines d’un noyer, non loin de leur groupe. De là, je me repaissais de la plupart de leurs propos.
— Allez ! Serena, bois un coup ! s’égosilla l’échevelée.
— Suis-je obligée ? Je préfèrerais essayer de comprendre cette magie.
— Tu réviseras lundi ! Cul sec ! poursuivit la maîtresse du jeu.
Je ressentis la vibration coutumière, le souffle étouffé d’un grimoire qui se refermait. Elle a capitulé.
— Voilà ! J’ai bu ton verre ! fit Serena, le timbre étranglé, résignée à ce sort bien moins glorieux que ceux encrant ses pages.
— Bon ! Action ou vérité ? demanda Lysander, étalant un sourire narquois que je n’avais nul besoin de voir pour le deviner.
— Vérité, répondit mademoiselle je-sais-tout, en expirant bruyamment.
— Tu l’as déjà fait avec quelqu’un ?
— Oui ! s’exclama-t-elle soudain. Ah ! C’est horrible, cette mixture… impossible de lutter, se plaignit-elle en grognant.
Comment d’un exorcisme rondement mené s’ensuit un espionnage de babillage ? m’amusais-je de l’absurdité de la situation. Les réjouissances et enfantillages continuaient de fuser. Malheureusement, la capacité de m’abandonner à l'appesantissement narcotique m’avait quitté. J’aurais , le cas échéant, probablement clos les yeux jusqu’au lendemain, négligeant cette comédie. Pourtant, une géhenne interrogative persistait : pourquoi autant de revenants étaient-ils susceptibles de s’agglutiner dans cette région bourduréenne ?
Le flot de mes calculs fut interrompu à l’instant où Lysander, toujours en quête de provocation, s’adressa à ma fille.
— Iris, action ou vérité ? gloussa-t-elle, imitant sans retenue une poule exubérante.
Que choisiras-tu ?
— Hum... Je dirais bien vérité, mais personne n’a encore fait d’action. Donc, action !
Je n’eus aucune difficulté à la visualiser mentalement, dos droit, affichant l’émail de ses dents afin de tous les éblouir.
— T’as un pouvoir de lignée ?
— Ouais, je peux échanger de corps avec quelqu’un de volontaire, se gaussa mon ange.
— Waouh ! Mais il est trop frais, ton rituel ! Il faut trop que tu l’utilises ! se pâma de fascination Lysander.
Mon unique joyau ne tarda pas à prendre les devants.
— Alex, tu veux ? proposa-t-elle innocemment.
— Non... Sans façon, gémit la rouquine, l’air manifestement intimidé.
Iris n’en démordit pas.
— Bon, Kai, tu vas pas dire non ?
— Si ça veut dire que je peux avoir des nénés, hors de question que je refuse !
Ose y toucher, et je t’envoie une tornade... bouillis-je en crispant le muscle temporal.
Subséquemment à mon interlude colérique, la basse-cour explosa de joie. L’allégresse de la jeunesse résonnait comme un affront, en totale inadéquation avec la rancœur qui me rongeait, celle que je nourrissais envers le fils Lee.
— Hé ! Regardez ça, j’ai des…
Il ne finit pas sa phrase. L’organe phonatoire de ma fille rugit :
— Aïe ! Ça fait mal !
— Retouche-les une seule fois et je broie tes noix !
— Mais, j’ai accès à tes souvenirs ! T’as couché avec… débuta-t-il, bouffi de son trait d'esprit.
— Ferme-la ! Je vais vraiment le faire ! ricocha le gosier de ce vaurien, manié par Iris.
Elle m’a menti… Ce constat perça à travers mes pensées à l’instar de la lame jadis aux tréfonds de mon cœur. Elle n’était plus une enfant… La réalité me heurtait. Il me fallut reconnaître que le moment était venu de m’éclipser sans résister.
Aussitôt avais-je acté cette résolution que je subodorai l’éther vibrer autour de moi. Trop tard. Mon trésor m’a pris sur le fait. Une terrible bourrasque s’abattit sans crier gare et frappa l’arbre au fond duquel je me cachais. La violence fut telle que l’appareil radiculaire sembla sur le point de céder. Projeté au moyen de cette force inexorable, je fus emporté, jeté à près de trois cents mètres au nord-est. Ce Kai a une puissance phénoménale en incantation éolienne.
J’atterris, en définitive, au milieu d’une clairière au nombril de la forêt, où trois baraques en ruine se maintenaient. Nulle âme n’y respirait. Seuls les sifflements longeant les branchages mourants s'élevaient parfois. Néanmoins, au sein de ce désert, tout clochait. Une menace mouvante… Et une fillette.
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