18 – Nom d’un chien !

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 Je suis au sol, et cette bête est déjà dans les airs. Elle fonce vers moi. Je fais quoi, moi, maintenant ? J’ai quoi, deux secondes pour agir, et mes membres refusent de bouger. Fort heureusement, bien que je ne sache pas dire si c’est l’adrénaline ou l’éther, le temps avance au ralenti.

Bon, Iris, t’es dans la mouise. Que ferait mon père contre un fantôme belliqueux ? Il l’enverrait valser, comme quand j’ai utilisé les pouvoir de Kai, sur papa justement.

 Une seconde, c’est tout ce qu’il me reste pour tenter le tout pour le tout. Toujours à moitié avachie par terre, je concentre mon flux de la même manière que lorsque j’ai essayé de m’envoler. Une demi-seconde, je ressens l’énergie commencer à infuser mon aster bleu. Un quart de seconde, je lève ma main dans sa direction. Des fourmillements se font sentir le long de mes extrémités. Un dixième de seconde, je relâche le peu de magie accumulé.

 J’ai un mouvement de recul ; le temps reprend son écoulement normal tandis qu’une rafale mineure frappe la gueule de ce loup. Le sort n’est pas hyper fonctionnel, notre ennemi cède tout juste dix mètres. De quoi me remettre debout, inspirer fortement et préparer autre chose. Mais quoi ?

Qu’est-ce qu’on a vu en cours cette année ? Les différents types de spectres, mais aucun ne parle d’un immense prédateur qui bouffe les autres fantômes. Plein de potions variées, pas vraiment efficaces quand on traverse tout ce qu’on touche. Le droit ? Non, inutile. Les travaux pratiques de Sombrelune ? Je peux essayer de produire un loup auto-arrosant, mais je risque de faire ressortir l’odeur de chien mouillé.

 Et voilà, je réfléchis à tout et n’importe quoi, c’est au triple galop qu’il revient d’autant plus énervé. Il saute de nouveau. Je ferme les paupières et me dis que la dernière idée est sûrement la bonne. Par contre, ce n’est pas l’eau mon élément de prédilection. C’est le feu ! Je vais tenter de fusionner son esprit avec des flammes pour le cramer éternellement, ce sale cabot. Il y a juste un petit, minuscule détail de rien du tout. Sans cercle, je ne suis vraiment, mais alors pas du tout certaine de réussir ; en revanche, pas le choix, il faut que je protège Sarah.

 Tandis que j’accumule la chaleur dans ma main, je commence à en payer le prix : un picotement gelé grimpe le long de mon bras. Le froid mord mes membres, me paralysant lentement mais sûrement. Mon côté gauche devient complètement inutilisable, figé par la glace. Mes jambes se solidifient. Le givre progresse jusqu’à mon cou. J’envoie tout ce que j’ai à l’intérieur même de ce monstre, qui, au demeurant, est à trois centimètres de ma tête.

 Boum ! Il tombe au sol, se roule de douleur et rugit :

 — AH ! Qu’est-ce que tu me fais ?! Je vais te dévorer !

 Le prédateur se tord, mais j’ai mis trop de puissance pour pouvoir bouger. J’arrive à peine à me tourner pour regarder Sarah. La pauvre, elle est tétanisée.

 — Va te cacher, le plus loin possible ! lui hurlé-je. Vite !

 Mais elle ne remue pas d’un pouce. Et moi, je suis, comme un arbre… plantée là. Les flammes bleues de mon sort éclairent encore le coin de mon œil. La surprise a été d’autant plus grande lorsque le loup m’a attrapée avec ses crocs.

 J’ai une gigantesque patte qui m’écrase la poitrine, une mâchoire qui me serre le cou, et l’éther qui se fait aspirer. Et moi ? Je rêvasse… Peut-être qu’on n’a pas l’existence qui défile, mais des illusions… Je me visualise en chair et en os, mariée à l’amour de ma vie. Et dire que je ne lui ai jamais avoué mes sentiments. Toutefois, là, maintenant, je me vois adopter une petite comme Sarah. Nous l’élèverions ensemble. Je sais parfaitement que c’est impossible, je suis déjà morte et… en train de disparaître. Pourtant, je me sens à merveille dans mon monde imaginaire.

 Fâcheusement, ce bien-être se termine en un instant. Des questions m’envahissent. Si je me fais grailler par ce truc, vais-je dans le néant ? Puis-je rejoindre la lumière ? Parce que ça n’avait pas l’air si mal là-bas. Oh ! Ça doit être la deuxième solution. L’intégralité de mon champ de vision est baignée par une clarté telle que le soleil semble réellement fade en comparaison. Ça y est, c’est fini, me dis-je, alors que j’ai au fond de moi un sentiment mi-figue mi-raisin. Pourvu qu’il ne mange pas Sarah…

 La brillance augmente encore, encore et encore. Suis-je enfin au Paradis ? C’est vachement blanc et… vide ?

 Soudain, la forêt réapparaît, un hurlement retentit. Le loup se traîne, il gesticule au sol, il… souffre.

 — Mais qu’es-tu, sale gamine ? demande-t-il en se remettant difficilement en position d’attaque.

 — Un… fan… fantôme, bredouillé-je, afin de gagner un peu de répit.

 — Les seuls que je ne peux pas bouffer sont les dévoreurs de l’esprit et les marionnettistes de l’âme. Dans ces conditions, qu’es-tu ?

 — Je… euh… ne sais pas…

 — Tu n’avoues pas ? Oh ! s’écrie-t-il, son ton laissant entendre qu’il a eu une révélation. Tu as abandonné ton pouvoir de lignée pour te protéger… Malin, très rusé.

 Je ne comprends absolument rien à ce qu’il raconte. Des bribes de souvenirs de Thaddeus me reviennent, mais semblent carrément déconnectées avec ses propos.

 — Et… Vous… Qu’êtes-vous ?

 — Un des plus anciens et puissants dévoreurs. Aucune âme ne m’a résisté. Hormis celle d’un certain Rafael Béryl. Je le déteste, lui, qui m’a donné un nom de clébard et traité comme tel. Ah si, il se trouve, en outre, que cette gamine non plus, je ne peux pas la bouffer. Il y a un sort de vent, pire qu’une tornade, qui est fusionné à son éther.

Récapitulons ! Allez ! Iris ! C’est un dévoreur de l’esprit et pas un petit. Il connaît mon daron. Il semblerait aussi qu’il l’ait volontairement invoqué et contrôlé. Mais c’est un loup ! De plus, j’ignorais que les animaux pouvaient devenir des spectres. Et encore moins que papa était cinglé à ce point. Réfléchis ! Je sais… je dois vérifier un truc…

 — Sarah, n’aie pas peur. Viens ici, il ne peut pas nous faire de mal.

 — Mais ze le n’aime pas…

 — Magne-toi, après on ira chercher ton doudou, dis-je un tantinet trop sèchement…

 Après quelques secondes où elle fronce les sourcils et fait la plus adorable des moues, elle vient en tremblant se coller derrière moi.

 — Que fais-tu, fille de Rafael Béryl ? Iris ? Si mes souvenirs sont exacts.

 — Je teste ce que vous m’avez dit.

 L’horreur face à moi me considère et sourit, ou… montre les crocs.

 — Sarah, est-ce que ça te dérange si on échange de corps ?

 — Ze sais pas, avoue-t-elle en soulevant les épaules.

 — C’est juste pour quelques secondes, mais tu dois être d’accord, lui expliqué-je avec le timbre le plus doux possible.

 Le visage du dévoreur semble de plus en plus radieux. Je dois me méfier de lui.

 — Bah, vi, on essanze.

 Toujours un peu engourdie par le froid, je conduis mon énergie entre nos deux corps. Mon rituel réussit sans aucune anicroche. Je suis dans le « corps » de la fillette. Instinctivement, je concentre tout ce que j’ai et transmets une puissante rafale éolienne qui arrache deux arbres et envoie valser le loup. J’ai bien fait de faire ça, car, pendant que je préparais mon sort, celui-ci avait bondi vers Sarah, ou, devrais-je dire, moi.

 En la voyant s’envoler tantôt, j’ai su qu’elle était douée pour le vent. Je t’ai eu, le clebs.

 Nous récupérons nos corps respectifs, et elle affiche d’énormes billes circonspectes.

 — Ça va ? l’interrogé-je, en m’agenouillant et en lui souriant.

 — Ze l’ai dézà vu le monsieur. Il est pas zentil.

 — Quel homme ?

 — Bah, le g’and monsieur.

 Je ne me suis pas attardée sur ses souvenirs quand l’autre cabot nous a attaquées. Maintenant qu’il doit être loin, je m’y focalise. Je n’ai pas imaginé une seule seconde que sa solitude ait été si interminable. L’image de son lapin doudou est partout, tout le temps. Je ressens son besoin au plus profond de moi. Pourtant, voir mon père dans sa mémoire me frappe comme une massue au sommet du crâne. Ça fait un mal de chien.

 Il est allongé par terre à côté de la maison de Sarah. En un rien de temps il se relève et s’envole au-dessus des arbres. Puis il revient à ras le sol. Il s’approche de moi… enfin, de la petite. Il s’agenouille et dit :

 — De toutes les créatures de l’univers, je tombe sur la plus pénible. Quel est ton nom, enfant ?

 Comme je me doutais, elle ne répond pas et s’enfonce dans l’épaisseur du mur. J’entends mon crétin de paternel râler à travers :

 — Faire nourrice de demeurés ne représente pas une punition suffisante ? Suis-je vraiment dans l’obligation de protéger une larve ? Allez ! Sors de là, je ne te veux aucun mal. Si tu ne viens pas immédiatement, je laisse le monstre qui gît non loin te dévorer !

Mais c’est une gamine. Tu n’étais pas comme ça avec moi ! Mourir t’a fait perdre ton humanité ?

 Sarah s’extirpe donc de sa cachette. Bien que je ne puisse pas le visualiser, je sais exactement quelle tête elle affiche. Elle fronce les sourcils et lui tire la langue.

 — Range cette langue si tu ne veux pas que je la coupe. Et dis-moi ton nom ! ordonne-t-il en crispant ses mâchoires.

 — Sarah, gémit-elle, tandis que des sanglots se font entendre.

 Il exhibe tout à coup le sourire le plus cruel que je n’avais jamais observé chez lui. Il déplie ses doigts pendant qu’il lève son bras droit vers le ciel. Je découvre une lumière verte autour de moi. Et là, je m’envole, ou devrais-je dire, la fillette décolle.

Pourquoi as-tu fait ça, papa ? C’est une enfant, sans défense. Tu ne lui as pas laissé le temps de te parler… Tu n’as pas vu à quel point elle est mignonne…

 Je lutte comme une forcenée. J’inspire. J’expire. J’aspire de nouveau. Les larmes ne veulent pas s’empêcher de s’agglutiner sur le bord de mes cils. Pourtant, il est hors de question que je le montre à Sarah. Par conséquent, j’essuie mon visage avec le revers de ma manche. Puis, je sors mon arme secrète, que tout le monde connaît, mais bon… Mon sourire ! Ensuite, je m’accroupis et affronte les deux billes bien rondes de ma protégée.

 — Oui, il n’a pas été gentil avec toi. Mais peut-être a-t-il essayé de te mettre à l’abri de ce loup ? proposé-je, alors que je n’y crois pas vraiment.

 — Nan ! C’est un vilain ! crie-t-elle en tirant la langue.

 Notre petite conversation s’arrête aussitôt. En effet, il est revenu, et comment dire… il semble heureux.

 — Oh ! Oh ! Oh ! Tu es maligne, je suis ébahi, Iris… Béryl, dit-il en appuyant fortement sur mon nom de famille.

 — Allez-vous finir par vous barrer ? Ou alors, au moins m’expliquer comment un loup parle ?

 — Vois-tu, mon désir inachevé est celui de manger, croquer, dévorer ! Ma meute m’a laissé crever de faim, comme un moins que rien. Cette envie a fait de moi ce que je suis. Une fois vengé de ces mammifères insipides, j’ai grignoté quelques humains. Et imagines-tu, à chaque fois que je suce leur esprit, mon intellect s’emballe et se confond avec le leur. Ils fusionnent avec moi et nous formons maintenant la magnifique créature que tu as devant toi.

Magnifique, je dirais répugnante.

 — Vous ne partirez pas ?

 — Ah ! Non, non, non… Maintenant que je sais de quelle manière tu me résistes, je ne vais plus te lâcher.

 Je ne peux aucunement m’empêcher de le scruter. Je tente de percer ses secrets et lui, il rigole bêtement.

 — Je vais te proposer un… non, t’imposer un marché, lance-t-il, comme ça, l’air de rien, d’un ton monocorde. Tu vas me mener devant Rafael Béryl, j’ai deux mots à lui dire…

 — Il… il a disparu.

 — Idiote ! Il est toujours là. La mauvaise graine ne moisit pas si facilement, assène-t-il en grognant, tel… tel le loup qu’il est.

 — Où ça ?

 Son rire s’accentue, il se fout royalement de ma poire.

 — Je vais te laisser chercher, j’ai tout mon temps…

 — Si je t’y emmène, tu feras une croix sur nous ?

 — Créons un lien d’invocation, je ne pourrai te mentir…

 — Mais rien ne t’obligera à dire toute la vérité, le coupé-je en expirant bruyamment.

 — Certes, mais vois-tu une meilleure assurance ?

 Il marque un point… J’ai beau me creuser les méninges et savoir que c’est la pire des idées. Je juge aussi que je suis impuissante face à lui. Il découvrira forcément un moyen de nous becqueter. La peste ou le choléra, voilà mes choix. Disparaître ou me jeter dans la gueule du loup… littéralement.

 À contrecœur, j’acquiesce et accède à sa demande. Une fois le lien établi entre nous et juste avant de partir, il me lance :

 — Bien que je déteste ce nom, si tu as besoin d’aide, ou si tu te trouves face à Rafael, appelle Fenrir. C’est l’étiquette que ton abruti de paternel m’a donnée.

 — Vas-tu lui faire du mal ? questionné-je, honteuse d’avoir accepté ce marché.

 — J’essaierai ! Pour sûr ! J’e-ssaie-rai !

 Il disparaît en se désagrégeant en une fine fumée. Je comprends pourquoi mon fil n’a rien détecté. Il se téléporte…

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