19 – Guilibulle
Fenrir parti, Sarah et moi sommes sonnées. Si seulement nous savions savourer cette sensation saine d’être isolées, c’est-à-dire que personnifier un spectre semble signifier la sortie de la sensibilité à l’enthousiasme. Nous nous ennuyons grave ! Nous devrions nous sentir soulagées, en sécurité. Cependant, on se fait sempiternellement chier…
Voilà, mission accomplie… je me transforme en papa…
Bon, j’avoue, la petite s’agace moins que moi. Elle court partout comme si rien ne s’était passé.
Posséder ce nouveau lien me gêne beaucoup, c’est tellement différent de celui avec mon père. Ce loup paraît renfermer une force incommensurable. J’ai l’impression d’être encore écrasée. J’ai la chair de poule rien que d’imaginer qu’il se trouve tout proche. Malgré les haut-le-cœur, la nausée et la transpiration, comme dirait Mimi, quand il faut y aller, il faut y aller !
Sarah s’amuse à trouver les chouettes. Au fond de moi, je la comprends, son doudou lui manque à un tel point que tout passe pour bon afin d’éviter de devenir un écho du désespoir. Je peux donc faire semblant de me porter mieux et partager sa gaieté, ne serait-ce qu’une demi-heure.
J’ai finalement perdu à son jeu, elle en a déniché sept et moi deux. Je suppose qu’elle a compté plusieurs fois la même. Pourtant, sa joie se traduit par une intensité folle, jamais je ne me résoudrai à le lui dire. Je me place à sa hauteur et lui annonce avec toute la tendresse possible :
— Félicitations ! Tu es la meilleure !
— Vi ! Ze suis cro fo’te, se réjouit-elle en montrant ses tout petits biceps.
J’hésite un instant. Je sais qu’une fois cette quête terminée, je ne la reverrai plus jamais. Et ça fait mal. Je devrais rayonner de bonheur pour elle. Mais ça fait trop souffrir. J’inspire et lui demande :
— Tu es prête à retrouver Guilibulle ?
— Ouiiiii !
Une larme coule le long de ma pommette, elle voltige les bras écartés. Je pâtis, elle est éclatante. Je suis terne, elle hurle de satisfaction. Je ne sais pas comment je supporterai les adieux…
Les épaules affaissées, le dos courbé, je prends la tête de notre aventure. Nous nous engageons, une fois n’est pas coutume, en direction du chalet de Finn et Cassie. J’admets volontiers être soulagée de ne plus avoir le diable à nos trousses ni d’être incapable de voler. C’est certainement la première occasion de mon existence que la lenteur me sied.
Lorsque nous arrivons à l’orée des bois, j’appréhende. J’espère qu’elle ne voudra pas faire demi-tour. Je souhaite de toute mon âme qu’aucun autre monstre ne vienne nous gâcher le début de soirée, ou pire… En revanche, elle reste toujours autant guillerette. Elle me devance, sans hésiter, afin de s’approcher d’une ferme où une vache paît.
— Oh ! Une g’osse vasse ! me désigne-t-elle en la pointant de l’index.
— Oui, elle est très belle, acquiescé-je, mes yeux pourtant tournés vers autre chose.
En effet, un spectre immobile flotte au milieu du champ. Je l’entends marmonner des phrases incompréhensibles sur des plantes mortes. Par conséquent, discrètement, j’attire ma protégée afin de contourner les lieux, quitte à perdre un peu de temps et à passer à proximité de la maison de mon enfance.
Néanmoins, la culpabilité me rattrape. J’ai conscience que si je laisse ce fantôme-là, Fenrir va le grailler. Alors, contrainte et forcée, j’y retourne.
— Sale garce ! appréhendé-je, au fond de mon esprit. Mon dîner…
Ce satané loup peut me parler directement via l’éther. J’espère qu’il ne lit pas mes pensées.
Le fermier au loin tire son animal avec une corde dans le but de le conduire à l’étable. Le bovin ne semble pas conciliant pour deux bors. Toutefois, ma cible n’a pas bougé d’un millimètre. Est-il comme le mari de Mimi ? Plus je m’approche, plus je l’entends chouiner.
Pourvu que ce ne soit pas looong… Mais non ! Suis-je idiote ? Plus ça durera, plus je resterai auprès de Sarah !
Arrivée à son niveau, je l’effleure, il se retourne. Par chance, il est en meilleur état que George. Par contre, il doit être mort depuis des lustres. Ses vêtements ont l’aspect de ceux du siècle dernier, voire antique. Il me scrute d’un air hagard, la bouche légèrement déformée par une grimace hautement vilaine. Son apparence laisse à désirer.
— Pourquoi avoir détruit des plantes innocentes ? lance-t-il sans même me faire face.
— Quelles plantes ?
— Moi ze sais, c’est la g’osse vasse qui les a manzées, en conclut la fillette, visiblement très fière d’elle.
Comment garder son sérieux après cette réponse ? Bien que le pauvre homme s’avère perdu depuis des siècles, je n’arrive plus à le plaindre. Je suis désolée pour lui, mais je ris plus fort, je crois, que jamais je ne l’avais éprouvé de mon vivant.
Étrangement, cet interlude désopilant a transformé le revenant. Il affiche une consistance nouvelle, il observe sa main s’ouvrir et se refermer. Il se tourne vers nous, me toise, me jauge, me sourit, puis me demande, l’air de rien :
— Suis-je mort ? Où me trouvé-je ? En enfer, au paradis ?
— Euh… Comment vous dire. Oui, vous êtes bien décédé. Vous vous situez dans un champ non loin de Bourdur. Par contre, vous préciser s’il s’agit de l’enfer…
— Dois-je en conclure que nous ne séjournons pas au paradis ?
— Kè que c’est ? tente la fillette accroupie en se grattant la joue.
— Le monsieur parle de la lumière.
Elle hoche la tête, mais ses yeux me disent qu’elle ne me désigne pas ça, mais certainement un insecte.
— La lumière ? Où puis-je la trouver ? rebondit-il, tandis qu’il devient de plus en plus brillant.
— Je… Je ne sais pas, avoué-je en pinçant les lèvres.
J’ai beau regarder, je n’aperçois pas l’immense tunnel de la dernière fois. Je me tourne dans tous les sens et scrute même mes pieds, au cas où… Et là, je vois l’homme pointer son doigt dans mon dos. Je me retourne, le couloir apparaît, à quoi, trois mètres. Moi qui pensais qu’il fallait traîner à côté du dôme. Je ne capte plus rien.
— Je ne me souviens plus ni de mon nom ni de ce que je fabrique ici. Veuillez m’excuser, mesdemoiselles, je vous abandonne.
Toujours ébaubie, je l’observe… disparaître ? C’est étrange, c’est si rapide et lent, si sombre et lumineux, tellement allongé et court. Tout, le passage, le fantôme, l’éclat, tout, se rétrécit, devient un simple point et s’évapore. Une épiphanie m’envahit. Tout s’éclaire. Je ne pourrais pas laisser Sarah y aller seule.
— N’oublie pas le marché, fille Béryl !
— Oh ! Ferme-la, clébard !
— Un sien ? Où ça ? se réjouit la petite en accourant vers moi les bras écartés.
Je reste quelques minutes à lui expliquer que le méchant loup peut me parler dans ma tête et voyant qu’elle ne pige rien, j’abandonne. Je change de sujet, lui agite l’idée de son doudou et nous repartons.
Mes pieds me dirigent en direction de mon ancienne maison, sans que je m’en sois aperçue. Pendant tout le trajet, la crainte de Fenrir, de son omniprésence, m’a enlevé une part de ma capacité de jugement. En conséquence, nous nous sommes vraiment rallongées, et il fait nuit.
Quand nous arrivons à proximité, j’apprends à Sarah qu’il s’agit de l’endroit où j’ai été élevée. Je lui explique que le grand monsieur qui n’a pas été pas gentil avec elle, c’est mon papa. Et que, lorsque j’avais son âge, il me paraissait réellement différent. Il représentait à mes yeux mon idéal, mon héros. Je lui transmets, autant que faire se peut, que son aigreur n’est apparue que tardivement. Je doute qu’elle ait tout compris, mais passons.
— Dis, tu veux pas rencrer dedans ? m’interroge-t-elle, en sautillant et en pointant la maison du doigt.
Si, bien sûr que si, mais j’aurais l’impression de violer l’intimité de Lysander…
— Ze ne sais, euh… Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
À force de subsister auprès d’elle, je commence à zozoter. Ça ne tourne plus rond dans ma tête… ris-je intérieurement.
Elle ne m’écoute pas et se dirige droit vers la porte d’entrée. J’en profite pour scruter l’habitation. L’éraflure que j’ai causée en tombant de vélo résiste encore. Tout le reste a changé. Ce ne sont plus les mêmes fleurs dans les pots. Les volets ont été repeints. Les carreaux de la fenêtre que j’avais cassés ont aussi été remplacés. Leur paillasson est violet, tandis que le nôtre était beige. Et la petite, demeure figée sur celui-ci.
— Qu’est-ce que tu fais, lui demandé-je, en me rapprochant d’elle.
Je flotte doucement, la peur est complètement estompée. Elle sautille sur place, je suis à un cheveu de pouvoir crier sur tous les toits que je passe du bon temps. Elle me sort de mon rêve éveillé :
— Ze peux pas rencrer.
— Comment ça ?
Au moment où je pose cette question, la réponse vient me prendre à revers. Une épaisse barrière magique rend l’avancée impossible. La frôler me brûle, je ne veux pas connaître l’effet lorsqu’on la traverse.
Ce qui est le plus incompréhensible, le plus invraisemblable, c’est papa. Il m’a pourtant confié avoir pénétré ce foyer. Son éther est en diamant, ou quoi ? S’extirper de là est extrêmement compliqué pour nous. Il nous faut approximativement cinq minutes pour enfin nous en séparer.
Nous sommes désormais hors de danger, le parc ne se situe plus trop loin. Nous longeons la maison de Kai. Je ressens un pincement au cœur alors que je le vois se disputer avec ses parents par la fenêtre. Ils sont tout le temps en train de se chamailler, ces trois-là… Qu’est-ce que j’aimerais que nous soyons vivantes, Sarah et moi. Nous irions leur rendre visite, pour sûr, ils nous recevraient comme des reines. Nous rigolerions de tout et de rien. Du Ho et Laetitia nous raconteraient des anecdotes sur ma mère et mon père, sur eux, sur nos professeurs.
Arrête de te torturer, on va retrouver le doudou et rejoindre la lumière, ainsi, plus de tristesse, plus de problème.
Conséquence de mes pensées oblige, nous poursuivons notre chemin et arrivons très rapidement audit parc. Si je puis dire, la fillette me tire par la manche en me rappelant une énième fois et sans cesse aussi émerveillée qu’il s’agit d’un lapin très mignon. Et moi, je peine à réfréner mon envie de faire demi-tour et de garder la petite, éternellement… Néanmoins, je me résigne et l’accompagne dans une friche de broussaille où Guilibulle est censé se trouver.
Ce que je craignais au fond de moi se révèle : le doudou n’est plus là, et ce, depuis affreusement longtemps. Même avec une qualité supérieure, une peluche ne survivrait pas à l’infini, dehors, face aux intempéries, au soleil, aux animaux… au temps. Je ne voulais pas me l’avouer et encore moins l’annoncer à Sarah. Force est de constater qu’il est tout sauf aisé de provoquer un torrent de larmes chez une si jolie fée. Car oui, sa magie surpasse celle du plus puissant des sortilèges. Elle m’ensorcelle davantage que l’imagination foisonnante d’Alex, que la gaieté de Lysander, que l’intelligence de Serena. Je suis pourtant contrainte de le lui indiquer :
— Sarah, viens me voir s’il te plaît.
— Pou’quoi ? s’interroge-t-elle, tandis qu’elle approche de moi le visage débordant d’optimisme.
Je m’agenouille, pose mes mains sur ses épaules, plonge dans ses magnifiques petites billes scintillantes et lui articule :
— Ce que je vais te dire va te rendre triste. Mais je resterai là, quoiqu’il arrive, d’accord.
— Vi ! dit-elle, en hochant sa tête, toute joyeuse.
— On ne retrouvera pas Guilibulle.
Elle commence à arborer une moue et à froncer les sourcils, je pleure.
Je lui promets qu’elle peut compter sur moi et me voilà la première à me morfondre…
— Depuis le temps… que… qu’il est perdu… il… ne reviendra plus, annoncé-je, hoquetant chaque trois mots.
Comme attendu, elle s’effondre. Ses deux petits nuages qui lui servent d’yeux déversent des torrents de pluie éthérée. Moi ? Je ne fais pas mieux. Nous nous délestons de toutes les larmes de nos corps, l’une dans les bras de l’autre. Soudain, tout est net, flagrant, je suis en mesure de répondre à ses besoins. Le prix à payer sera cher… Comment s’y prendre différemment ?
— J’ai trouvé. Tu vas pouvoir récupérer ton doudou.
Maintenant que j’y pense, il s’agissait de la seule solution depuis le départ. Même si nous l’avions retrouvé, elle n’aurait jamais réussi à le transporter.
Elle sanglote, en revanche, ses opales se remplissent d’espoir, mon cœur de rancœur. Envers moi-même… Toutefois, amertume me voilà.
Je clos les paupières. Je concentre mon flux vers mes mains. Tout comme pour le piège, je tisse. Cela prend deux longues heures pour arriver enfin au résultat : un petit lapin, différent de Guilibulle, certes, néanmoins ressemblant.
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