19 – Guilibulle 2/2
D’avoir travaillé autant mon incantation, je resterai paralysée durant une, peut-être deux journées entières. Elle saute partout, en hurlant. Sa liesse, son plaisir, devrait m’apaiser. Ma tristesse sait que c’est la fin. Le tunnel se dévoile déjà, devant mes globes oculaires. Je ne l’accompagnerai pas…
— Ze le n’aime trop ! Et ze te n’aime toi aussi ! se réjouit-elle, en serrant fermement son nouveau compagnon.
— Moi aussi, je t’aime…
— Tu viens pas ? demande-t-elle, un peu déçue de me voir plantée là, immobile.
— Je… je ne peux pas… avoué-je en lui désignant mes jambes.
Je baisse la tête et peine à affronter son doux visage.
— Sois pas criste !
— Je ne le suis pas. Je suis heureuse que tu retrouves ta mère…
Je suis désolée, chaton, je rêverais de ne pas te mentir, mais tu dois y aller, même si j’ai mal.
— Je te promets que je te rejoindrai bientôt, ajouté-je en singeant un sourire.
— On zouera à la dînette ?
— Oui. On y jouera avec maman.
— Et avec Guilibulle ?
Je n’y arrive plus, je veux la supplier de rester, mais dans un souffle je murmure un simple :
— Juré.
Sarah s’éloigne lentement. Une expression paisible éclaire son visage parce qu’elle serre contre elle le petit lapin que je lui ai offert. Son pas paraît allègre, dansant. Elle déborde de sa joie si pure. Les bras légèrement écartés, elle virevolte de temps à autre, comme si elle se dirigeait vers un terrain de jeu… pas vers notre séparation définitive. La lumière jaillit devant elle, intense et chaleureuse à la fois. Elle l’attire au sein de son infinie tendresse. Elle n’a plus peur. Elle ne se retournera plus… Elle affiche une telle confiance et une si grande sérénité que tout son être se magnifie. Elle s’en va retrouver sa mère, au final, ce n’est que le doux rêve qui ne l’a jamais quittée.
Je l’observe, figée dans mon propre malheur. Mon esprit se dissout dans une torpeur, une sorte de gouffre sans fond, à l’instar d’une corne d’abondance à l’envers : cette douleur ne s’échappera plus. Tout devient ralenti, lourd. Je sens peu à peu ma conscience s’étioler. Mes pensées, elles aussi, se fanent. Je n’incarne plus rien… même plus un spectre, à la limite, une simple ombre emportée par l’indifférence. Mes membres, déjà ankylosés, s’écroulent…
Le couloir s’ouvre de plus en plus grand pour elle, tandis que moi, je m’éteins, j’agonise. Je la vois s’éloigner, devenir un petit point… Son étincelle de vie dans la mort n’est plus, et toute mon innocence se dissout. Je ne serai plus jamais la même…
— Adieu, soufflé-je difficilement, la bave, la morve et les sécrétions lacrymales obstruant ma bouche.
Vingt-quatre heures à broyer du noir s’écoulent. Là, le sale clebs me parle une nouvelle fois :
— Allez ! Passeuse, debout ! Tu as un marché à tenir !
Je prends une profonde inspiration, secoue la tête et me résous à lui répondre.
— Passeuse ?
Il prend forme devant moi et me sourit, ou montre les crocs. Je ne serai jamais capable de distinguer l’un de l’autre.
— Tu es une passeuse d’âme, ou quelque chose dans ce goût-là. Ceux qui, comme toi, traînent des esprits jusqu’au tunnel. C’est ainsi que je vous appelle… Passeur, ça sonne bien, non ? Mais si tu préfères un nom différent, libre à toi. Moi, ça m’est égal, tant que tu réalises ce pour quoi tu es là.
— Ah, murmuré-je, en haussant les épaules. Peut-être que le toutou rêve en secret de rejoindre la lumière, ironisé-je, le défiant du regard.
Tout mon désespoir, ma rage et ma haine se braquent sur lui.
— Tss ! Que je sache, tu recherches un marionnettiste. De plus, tu es tenue par notre lien à me mener auprès de Rafael Béryl. Par conséquent, et sans vouloir t’offusquer, bouge-toi l’arrière-train si tu ne désires pas que je le morde ! me menace-t-il, mimant le geste avec sa gueule.
— Possèdes-tu des informations sur le marionnettiste ?
— Oui, lance-t-il, de la manière la plus détachée possible.
— Acceptes-tu de les partager ?
Je n’obtiens qu’un rire jaune en guise de réponse. Puis il disparaît de nouveau. Au fond de moi, j’admets qu’il a raison, qu’il faut que je m’active. Je désirais juste faire mon deuil, celui de Sarah, celui de l’image de mon père et celui de l’idée de devenir mère.
Je me mets debout, frappe fort mes joues pour me ressaisir – bien que ce ne soit pas véritablement efficace – et me dirige vers la maison de Mirabel. La nuit s’avère concrètement pitoyable, nuageuse et toute poisseuse – enfin, j’imagine – vraiment le pire ciel nocturne pour être déprimée. La lune s’est barrée on ne sait où et mes yeux sont encore bouffis. Je ne vois que dalle et je me traîne.
Après la sensation d’avoir traversé cent trente mille ans, soit environ soixante minutes en temps réel, j’ai en ligne de mire mon actuel chez-moi, la demeure de Mimi.
Si seulement, j’avais pu deviner qu’un autre champ de force, ou je ne sais quoi, allait me bloquer le passage, je ne serais jamais sortie de ma chambre. Et maintenant que je pense ça, je culpabilise…
— AAAAAAH ! m’époumoné-je, en regardant en direction de ma fenêtre.
Bon sang ! C’est quoi cette poisse ?! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?! Est-ce qu’une puissance supérieure s’est dit que, tiens, cette pauvre fille, on va la trimbaler de malheur en malheur comme une poupée qu’on tire par les cheveux ? Parce qu’alors, je commence à en avoir ras le bol !
Parce qu’à la fenêtre, dans ma chambre, quelque chose… remue. Et ce n’est pas George. Nooooon ! C’est quelqu’un qui booouuuge. Je me concentre. Je plisse les yeux.
Et là, je la vois !
Blonde, avec les tifs longs, dorés, une horrible tresse nouée par une satanée broche en forme d’aster bleu.
Mais moi, je l’ai toujours aimée, cette broche à la noix. Elle appartenait à MA mère !
Et elle, cette espèce de fichue usurpatrice à la mords-moi-le-nœud la porte… la même… IDENTIQUE ! Comme ça, comme si de rien n’était !
Et moi, simple revenant, je reste là à la manière d’une truite, à la mater de loin, incapable d’effectuer quoi que ce soit.
Et en plus, elle a les yeux pers, elle a MES stupides yeux pers. Tout pareil que les miens, fixés sur moi avec cette in-sup-por-ta-ble lueur de malice. Oh ! MAIS elle sait que je la vois. Elle est au courant que je ne peux rien faire. Et le pire, c’est ce sourire niais. Ce petit rictus, à peine visible, qui me plonge… me plonge… au cœur d’une frustration… incommensurable.
C’est moi…
Enfin… elle ?
— AAAAAH !
Et vas-y, Iris, tu touches le fond du gouffre et tu continues à creuser. Bravo !!
À ce rythme, je vais devenir marteau. Et pas dans le sens figuré, hein. Plutôt dans le sens de l’outil qui plante des clous. Sérieusement, je vais finir par m’enfoncer moi-même à force d’accumuler toutes ces mauvaises nouvelles. Le comble ! Un clou qui s’enfonce, mais qui devient marteau. Pas mal, non ? Eh… Je perds vraiment la tête…
Et l’autre truffe, elle ferme les rideaux…
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