XXI – Défis et non-dits
Ah ! La nuit, gracieuse, charmante, venteuse, baignait le kapokier de l’académie d’un éther atypique. En effet, m’y délassant, je me démenais à recharger les pouvoirs que j’avais sacrifiés pour des vétilles. La vibration anormale n’émanait pourtant pas de moi ni de nul quidam pantelant à l’horizon. Oh ! Bourdur ! Ville belle, toutefois, envahie d’échos du désespoir, déjà en furie. Leur spectre parvenait jusqu’à moi. Chacun reflétait le grotesque ainsi que leur propre déchéance. Une conclusion s’imposait : Thaddeus avait entériné son défi.
Me voilà, dès lors, scrutant l’astre nocturne, je méditais. Comment serais-je en mesure d’éliminer la totalité de cette vermine ? Par quel miracle se sortiraient le goret et ses partenaires de cet écueil ? Protégerais-je efficacement Iris ?
Pesant les implications d’une nouvelle abnégation, il me parut évident qu’Iris et sa cohorte pourraient se défaire de cette impasse sans qu’il ne fût nécessaire d’y verser mon essence personnelle. Le fardeau pouvait, cette fois, rester sur d’autres épaules. Je serais indubitablement dans l’obligation morale de m’immiscer.
Peut-être. Hum ! Qu’est-ce, à l’égard des limites de mon état actuel, plus puissant que celui des vivants, certes insuffisant en vue d’une intervention d’une efficacité exemplaire ? Par conséquent, une aide réduite à l’essentiel leur apporterait une leçon inestimable… On ne se joue pas de la mort.
Quoique les vicissitudes se déchaînassent, mon assistance suffirait pour garantir la sécurité d’Iris.
Aussitôt la hardiesse de ma résolution actée, j’y revins et éliminai trois échos qui m’irritaient de par leur existence. Une seconde, ils ne me résistent pas davantage. Je me téléportai ensuite auprès de ma petite qui paisiblement sommeillait. Telles les gargouilles qui au sommet des plus hauts toits veillaient, je défendais ma fille du malheur alentour.
Les yeux d’Iris s’ouvrirent lentement. Ses paupières clignèrent frénétiquement sous la lumière orangée de l’aube naissante. Une exhalaison, à l’instar d’une brise automnale, souleva sa poitrine tandis que ses doigts glissèrent en lisière des draps froissés. Ses lèvres se retroussèrent légèrement. Elle semblait chercher à s’orienter parmi le calme et la vétusté de sa pièce. Elle se redressa. Lorsqu’elle croisa ma substance silencieuse à ses côtés, sa fréquence respiratoire s’accéléra, ses pupilles se dilatèrent et son visage se crispa. Ses sourcils formaient un arc si tendu que d’une simple flèche, il aurait terrassé tout gibier d’envergure majestueuse. Savourant quelque peu l’effet, je murmurai suavement :
— Toutes mes excuses, ma chère. Je sais à quel point ma présence t’indispose, même en rêve. Seulement, la gravité de la situation n’admet aucun répit. Néanmoins, la nature de la bêtise de ton camarade Thaddeus m’est maintenant connue.
— Non, je te confirme, je n’aime pas, mais alors pas du tout ça lorsque tu squattes ma chambre quand je dors, corrobora-t-elle en se couvrant le faciès de son coussin. Mais j’avoue ne pas me sentir très bien ce matin.
Ses mots, en raison de l’épaisseur moelleuse de l’oreiller, s’étaient mutés en modestes exhalations assourdies.
— Tu n’es nullement en proie à la maladie. Un dévoreur rôde, un veilleur l’accompagne. De plus, maints échos vagabondent. Là réside ton trouble, tout comme celui qui s’étend à travers le bourg entier.
— Un dévoreur ? Il n’a quand même pas volontairement invoqué…
Je montrai mon unique palme arpenteuse de surface valide et baissai subrepticement la tête. J’intervins :
— Indirectement, siérait sans doute mieux. Et pour cause, les diagrammes qu’il a tracés mènent tous à un abîme identique.
— Comment ça ? s’empressa-t-elle en se levant d’un bond.
L’oreiller s’envola. Ses jambes s’arc-boutèrent, quoique sans être solidement ancrées au sol. Le dos droit, elle avança d’un pas vif. Ses clavicules basculèrent vers l’avant. La voilà, le nez à une paire de décimètres du mien, poings serrés le long de son corps, elle me fixait. Je lui traduisis :
— Il me semble, en dépit de l’absence de confirmation ou de preuve formelle, qu’il est probable, à en juger par les récents événements aussi bien que par l’attitude singulièrement désinvolte de Thaddeus, qu’il ait scellé, en des circonstances que j’ignore encore partiellement, un contrat dont les tenants et aboutissants, pour autant qu’ils demeurent obscurs pour l’instant, ne manqueront pas, à terme, de se révéler être au centre même du chaos que nous subissons actuellement. Afin de schématiser, un marché, effectivement. Avec un veilleur qui dépasse de loin la simple idée que tu t'imagines des pactes. Anders Bromont… Te souviens-tu de ce nom ?
— L’ancien prof de potions…
Elle ne termina pas sa phrase et déglutit bruyamment.
— Oui. L’homme qui commit jadis des sévices à l’encontre de ta mère. Lui qui fut banni et retrouvé croupissant. Cette ordure que naguère je renvoyai au néant.
Ses joues perdirent leur teint. Rapidement, elles se masquèrent d’un voile livide, blême. Tandis que ses lèvres se contractaient en un rictus écœuré, une piloérection nappa l’intégralité de son épiderme. Si j’avais été en capacité de l’entourer de mes bras, j’aurais offert la bienveillance d’un père. À défaut, je dressai l’index. En apesanteur, une flamme douce poignit. Elle dégageait une chaleur suffisamment vive dans le but de l’apaiser, incapable d’entraîner la moindre brûlure.
— Mais… pourquoi invoquer ce type ?
— Il ne cherchait visiblement pas à se lier spécifiquement à cette canaille, tentai-je, édulcorant mon timbre en vue de la pacifier.
— Et le… dévoreur ?
Le son de sa voix était devenu quasi inaudible. Ses mains commencèrent concomitamment à s’agiter en de petits soubresauts. Ses phalanges se crispèrent contre le tissu de sa chemise de nuit. Ses genoux fléchirent légèrement. Ce qui m’inquiétait en priorité : sa respiration. Jusqu’alors régulière, elle se coupait par moments. Elle laissait échapper des souffles courts et saccadés. Elle paraissait effrayée.
— Je ne conclus pas encore quant à sa complexion exacte. Mais, déclarai-je en disjoignant trois doigts, car il y a un mais, je certifie une chose.
— Quoi donc ? s’enquit-elle en écarquillant les yeux.
— Il possède déjà l’esprit de ton ami. Il compromettra… son… intégrité d’ici un couple de semaines, voire de jours si le fantôme se montre redoutable.
Elle recula et manqua de s’écrouler au-dessus de son lit. Il me fut impossible de masquer mon rire qui me valut une grimace sévère de mon enfant. Elle me connaissait visiblement bien, ou fut-ce la crainte qui l’emportait ? Car elle enchaîna :
— Il risque de mourir… ?
Évite les interrogations rhétoriques, elles sont davantage irritantes que d’avoir Mirabel au sein de son champ de vision.
— Effectivement, comme inscrit à l’intérieur de tes cours.
Ah ! Ma provocation fit indubitablement son œuvre. Ses couleurs réapparurent. Sa colonne vertébrale se cambra. Elle me défia du regard. Enfin, elle me traversa de son index. Un pur plaisir, un paradis submergea mes cochlées lorsqu’elle se plaignit :
— Roooo ! Ça va, c’était une question rhétorique…
Je l’ai constaté ma belle.
— Comment allons-nous faire ? m’interrogea-t-elle, en se mordant les lèvres.
J’aurais aimé clarifier ce « nous », en revanche, elle me l’aurait reproché, de ce fait, je répondis :
— Il me paraîtrait judicieux de solliciter les adultes qui incarnent l’autorité indispensable à leur domaine…
— Mais il encourt la prison !
Les enfants, votre discernement et votre aptitude à la sagacité laissent quelque peu à désirer…
— Évidemment, dans mon infinie sagesse et parfaitement conscient que tu n’approfondirais pas au-delà ta réflexion, je te suggère un plan d’une simplicité désarmante : vous vous débrouillez, tandis que moi, je m’occupe de limiter les dégâts.
— Ha ha ! Très drôle, ironisa-t-elle en secouant la tête.
Voyant mon absence totale de réaction, elle se gratta la joue.
— Non, non, non… c’est pas vrai ! T’es sérieux !?
— Malgré l’heure climatérique, ma réponse était on ne peut plus tempérée, séante, prévins-je en croisant les bras.
— Mais on ne s’en sortira jamais sans toi…
— Des bouchons de cérumen obstrueraient-ils tes conduits auditifs ?
Je patientai et compris rapidement qu’elle ne rétorquerait pas.
— Je t’ai précisé que je vous couvrirai. Donc, vous ne serez pas exempts de ma présence. De plus, crois-tu un simple instant que face à un danger de mort, j’abandonnerai ma fille unique ?
— D’accord, soit, mes amis vont crever et moi je survivrai ! Super le programme…
Iris serra les dents, ses mâchoires grincèrent. Ses narines, elles, se dilatèrent sous l’effet de ce que j’augurais être de la frustration. Brusquement, elle balaya la jambe de manière à heurter un espace où seule l’illusion d’un ennemi existait. Son pied s’abattit dans l’air, sans logiquement trouver de cible. Une expiration houleuse s’échappa de sa bouche. Elle détourna le regard, ostensiblement furieuse de son impuissance.
— Voyons ! Penses-tu sérieusement que vous soyez si inhabiles ? atermoyai-je, ou du moins, m’y efforçai-je.
— Ne le sommes-nous pas à tes yeux ?
— Vous êtes… incontestablement dotés de compétences… supérieures aux miennes… à votre âge…
Elle a un don en ce qui concerne de me voir confier les hontes terribles que j’enfouis au plus profond de ma mémoire. Elle se révèle pire que sa mère…
— Oh ! Comment ça doit te faire mal d’avouer ça ! jouit-elle en croquant sa joue afin de camoufler sa gaîté neuve. On dira qu’on est quitte pour le lac, me nargua-t-elle en me tirant la langue.
— Iris ! Le moment est maladroitement choisi. Tâche de coiffer tes alliés, com-pé-tents, à préparer des nuages d’âmes et d’esprit. Et convaincs Serena de rester auprès de toi. Lysander, vous deux et moi ne serons pas de trop au sujet d’expulser un dévoreur.
— Et les autres ?
— Ils s’occuperont des échos. Zara, Alex et Kai sont tout indiqués quant à ce dessein. Si Cassandra et Finnian veulent se joindre à eux, grand bien leur fasse.
— Et Bromont ?
— Que ce soit clair, son cas, j’en fais une affaire personnelle !
Aussitôt ma fureur hardie évaporée, elle soupira. Une moue naquit au cœur de ses babines.
— Qu’il y a-t-il, ma chérie ?
— Pourquoi n’envisages-tu pas de nous aider davantage ?
Quelle approche éviterait de lui parler du talisman ?
— Je ne le peux pas, mes pouvoirs sont amoindris.
Son nez tressautait tandis que ses iris passaient des miens, à mes pommettes, mon front, puis mon cou. Elle cherchait apparemment à lire ce que je taisais. Le déchiffrage s’avérant impossible, elle m’interrogea :
— Ne peux-tu vraiment rien effectuer d’autre ?
J’en serais tout à fait en mesure.
— Je ne peux te donner ce que tu espères, ma puce. En revanche… il existe une… alliée. Si tant est que tu sois prête à lui faire entendre raison.
— Qui ?
— Tu ne la contacteras qu’en cas d’absolue nécessité, est-ce clair ?
Je fronçai les sourcils et contractai les muscles labiaux. Si elle pouvait éviter de me déclarer à cette tête de mule, cela m’arrangerait…
Elle acquiesça.
— Talia Sombrelune.
— La prof ?
Je niai d’un geste sarcastique. La vision du plafond ne m’accorda aucun réconfort.
— Oui, bon, la prof. D’accord, ça ne me dit pas par quel moyen tu vas la convaincre, lança-t-elle en me dévisageant comme si je m’étais profilé en criminel.
— Comprenons-nous bien ! TU l’amadoueras.
— Pff !
Pourquoi faut-il nécessairement que l’intégralité de ce que j’énonce provoque systématiquement un tel inconfort chez elle ? La voici à imiter un bœuf : elle bruit, elle rumine et frotte son pied contre le plancher. Garde ton calme, Rafael, ce n’est qu’une adolescente.
— Parle-lui de la perle, affirme-lui que l’homme qui a chargé son catalyseur a besoin d’elle par-delà la mort.
Alors que le soleil perçait progressivement l’obscurité, je fus contraint à énumérer mes souvenirs communs avec Talia.
Annotations