Chapitre 1
Numb - Linkin Park
Hailey
— Hailey !
La voix de ma mère résonne depuis le bas des escaliers.
Je vérifie pour la énième fois ma tenue dans le miroir de mon armoire. Rien de bien exceptionnel, un jean brut, un t-shirt à l'effigie de Nirvana et mes Converse. Mes longs cheveux blonds sont attachés en une haute queue de cheval. J’ai juste appliqué un léger coup de crayon noir sous mes yeux turquoise. Je veux faire bonne impression pour ma dernière année de lycée, tout en restant moi-même. Je ne rentre pas dans le moule et n’y rentrerai jamais. Est-ce que je le désire ? Non, j’aime la personne que je suis devenue, altruiste, ouverte d’esprit mais aussi cynique. Au fil du temps, j’ai appris à me passer des avis des autres. Bien que, soyons honnêtes, parfois le regard que l’on me porte me blesse, mais pour rien au monde je ne voudrais changer. Mon passé est ce qui m’a construit et a fait l’être que je suis aujourd'hui.
— Hailey ! Betty et TJ t’attendent dans la cuisine ! Dépêche-toi ou vous serez en retard.
Cela fait maintenant cinq ans que nous formons le trio infernal, comme s'amusent à le dire mes parents. Betty, de nature exubérante et TJ, un peu plus modéré que sa cousine, m’ont aidée pendant un moment à m’affirmer et à m’ouvrir aux autres. J’y arrive avec plus ou moins de succès, je préfère bien souvent rester seule avec mes crayons à dessiner, de la musique sur les oreilles. Ceux que j’accepte entièrement et sans aucune retenue sont mes deux meilleurs amis. Les seuls à avoir abattu les remparts érigés que j’avais construits à chaque attaque reçue, à coup de batailles de polochons, de soirées karaoké dans ma chambre ou à se gaver de glaces à la menthe. Ce sont les seuls à voir la vraie Hailey.
J’attrape mon sac à dos, ma veste en jean et mon portable avant de descendre les marches qui mènent aux éclats de rire. Je peux d’ici reconnaître les grains de voix soyeux de Betty et rocailleux de TJ.
Lorsque je passe le pas de la porte de la cuisine, ma folle furieuse me saute littéralement dessus.
— Hello blondinette ! Alors, prête à tout déchirer pour notre dernière année ? me demande-t-elle tout en m'enlaçant.
— Laisse-la respirer, Betty, essaie de me sauver TJ, me prenant également dans ses bras.
Je profite de leur chaleur qui a pour habitude de me donner du baume au cœur et calmer mes angoisses.
— Allez le trio infernal, nous coupe mon père dans notre câlin. Je vous ai fait la meilleure boisson au monde pour démarrer une rentrée scolaire au top.
Il se retourne vers le plan de travail, puis nous fait face avec un plateau où trois tasses sont disposées dessus.
— Chocolat chaud au marshmallow ! déclare-t-il fier de lui.
Un couinement de plaisir s'échappe de mes lèvres lorsqu'elles se posent sur le rebord de la tasse et que les premières saveurs se diffusent sur mon palais. Cette boisson est vraiment mon péché mignon et si j’en crois les mines réjouies de mes amis, j’ai réussi à les convertir. Une fois nos tasses vides, un dernier baiser à mes parents, nous partons pour cette première journée d’école.
TJ gare sa Ford Mustang sur le parking du lycée. Cette année, fini les voyages galères en bus, nous allons profiter que mon ami ait obtenu son permis pour les trajets. Qu'il est agréable de ne pas être bourlinguée et d'être dans le calme. Seule la voix mélodieuse de Betty qui chante sur les titres à la mode que diffuse la radio rompt le silence.
Lorsque nous en sortons, nous tombons nez à nez avec Leean, qui a sa place juste à côté de la nôtre. Le cœur au bord des lèvres, mon ventre se contracte d’appréhension quand mon regard se pose sur ce qui fut à la fois mon amie, puis ma tortionnaire. Même si elle a arrêté de me malmener depuis quelques années, ses yeux sont toujours remplis de haine. Avec elle, on n’est jamais trop à l'abri d’un coup bas. Un fossé béant est dorénavant entre nous deux et je ne pense pas qu’il soit possible de le combler. Je détourne la tête faisant mine de ne pas la voir, puis attrape mes affaires. Je manque d’air. Il faut que je m’éloigne d’elle et de son fiel, alors sans même attendre mes amis je m’avance vers le long bâtiment. Tandis que je passe à ses côtés, je sens son regard de glace me fixer dans le dos. Betty et TJ me rattrapent rapidement. Au moment où ils crochètent leur bras sous les miens, je ferme les yeux et expire tout l’air que je retenais depuis notre arrivée, sans même m’en rendre compte.
Pour ce premier cours de deux heures, je me retrouve seule. Je me pointe la première afin de choisir ma place au fond, là où je serai tranquille pour pouvoir observer mes camarades. Les gens ne s'aperçoivent pas qu’ils se comportent tous comme des fourmis œuvrant pour la reine de la fourmilière. À cet instant, ce n’est pas la reine mais le pseudo prince qui entre. Je vous présente le grand et illustre quarterback de notre lycée : Josh Williams, deuxième du nom. Blond, yeux verts et athlétique, le stéréotype même du sportif qui croit que l’école est sa cour et nous, pauvres manants, nous ne sommes que ses loyaux sujets, bons à écraser au gré de son humeur. Il est entouré de ses fidèles soldats qui gravitent autour de lui, espérant récolter quelques miettes ici ou là. Bon nombre perdent leur moral, ne serait-ce que pour avoir leur cinq minutes de gloire. L’école, lieu où nous sommes censés développer notre soif d’apprendre, nos valeurs et nos cultures, ressemble plus à cet instant, à la Cour des Miracles. Conquérants, ils s’avancent et se pavanent devant les pauvres filles qui ont des cœurs en trois dimensions qui leur sortent des orbites. À croire qu’elles ne vivent que pour plaire au prince et à ses soldats. Sans aucune discrétion, elles gloussent, chuchotent sur leur passage, ils s'enorgueillissent. Pathétique. Assise sur ma chaise au fond de la classe, je commence à caricaturer mes camarades en les transformant en animaux de basse-cour. Le coq accompagné de ses canards dominent sur leurs poules, dindes et cailles.
Le cours d’anglais présenté par et non des moindres soporifiques monsieur Nicholls. Il a démarré depuis un bon quart d’heure et la moitié des élèves somnolent déjà. Des coups donnés à l'entrée ont pour effet de réveiller la classe, tandis que monsieur Nicholls s’étouffe à moitié avec sa salive au milieu de sa phrase sur le programme que nous allons voir cette année.
— Entrez ! ordonne le professeur.
La porte s’ouvre sur un garçon habillé d’un jean noir troué, des Vans de la même couleur et d’un sweat à capuche gris. Ses cheveux bruns sont coupés court, presque à ras sur les côtés, le dessus bien plus long est coiffé en arrière alors que quelques mèches tombent sur son front.
— Bonjour. Je viens d’arriver, je m’appelle Alec Smith.
— Ah oui, le principal m‘a prévenu. Vous êtes en retard, jeune homme. Prenez place rapidement, nous venons de commencer.
Son regard se balade sur la salle avant de se poser rapidement sur moi et la table libre à mes côtés. Plus il avance, plus je peux apprécier les détails de son visage. Ses yeux en amande sont aussi noirs que des obsidiennes, son nez est fin et ses lèvres sont pulpeuses. J'aperçois du coin de l’œil le prince et ses soldats le dévisager afin de savoir s’il fera un concurrent sérieux auprès de leur cour. Si j’en crois les regards énamourés, puis les chuchotements qui le suivent le long de son trajet, ils ont du souci à se faire. Je suis moi-même hypnotisée par ce que dégage Alec. L’air semble manquer d’un coup dans la classe pendant qu’il remonte l’allée de sa démarche assurée. Je me prends à rêver au goût que ses lèvres pourraient avoir. Ses mains sont-elles douces ou plutôt calleuses ? Quand son regard pétillant, malicieux et un brin provocant se fixe à nouveau sur moi, des frissons courent le long de ma colonne vertébrale. Tiens, c’est nouveau ça ? Je suis sûre que la chaleur qui me gagne se propage jusqu'à mes joues tant elles me chauffent. Qui est pathétique maintenant ? Totalement gênée de m’être fait attraper sur le fait, je me cache derrière les mèches de mes longs cheveux et fais mine de reprendre mon croquis.
Le cours d’anglais continue alors que les pintades se retournent toutes les deux secondes vers mon voisin. Leurs gloussements me tapent franchement sur les nerfs. Un peu de décence tout de même ! On a l’impression qu’elles n’ont jamais vu de mecs de leur vie. SPOILER ALERT : plusieurs canards leur sont déjà passés dessus et pas qu’une fois si vous voulez mon avis. Agacée, un long soupir s’échappe de mes lèvres lorsqu’un papier circule de mains en mains jusqu’à Alec. Alerté par mon comportement, je le sens me dévisager de côté. Ok, pour la discrétion on repassera. Il récupère la feuille, la déplie un rictus désabusé sur sa bouche s’affiche pendant qu’il la lit. Il la froisse, puis la met dans sa poche. Son regard accroche le mien et encore une fois des frissons chatouillent ma colonne vertébrale. Quand il m’adresse un sourire charmeur, je fonds. Littéralement. Je lui en renvoie un, bien plus timide. Il a un charisme fou et sait en jouer. Une petite voix dans ma tête me conjure de me retourner et de ne pas tomber dans son piège, mais une autre, plus petite, plus lointaine, aimerait tellement me faire prendre dans ses filets. Même après que Leean ait arrêté de me harceler, aucun garçon n’a osé m’approcher. Tout n’est pas de leur faute. Inconsciemment, je pense que je les empêche de venir à moi de crainte d’être pris pour cible. On ne guérit pas du jour au lendemain du traumatisme que j’ai subi. Alors, un nouveau qui n’est au courant de rien, peut-être que je pourrais me laisser aller ? À dix-sept ans, je n’ai jamais eu de vrai flirt. Cette partie de l'adolescence que tout le monde explore, voir exacerbe pour certains bien plus tôt que moi, me manque. J’aimerais pouvoir me reposer sur une épaule solide, avoir des moments intimes avec un garçon. Connaître les papillons dans le ventre et les palpitations dans le cœur. Être tout simplement amoureuse. Il est évident qu’Alec me fait de l'effet, mais je ne suis pas le genre de nana à donner mon téléphone sur un bout de papier.
La sonnerie d’interclasse résonne et me sort de mes pensées. À la hâte, je ramasse mes affaires pour m'échapper rapidement. Je retrouve Betty à son casier et j’ouvre le mien qui se trouve à ses côtés.
— Ça a été ce premier cours, Hailey ?
— Oui, comme d’hab’. Le coq et sa basse-cour ont encore cru qu’ils étaient les seuls sur terre.
Son ricanement fait écho à mon air dépité. Au moment où je vais lui parler de l’arrivée du nouveau de la classe, nous sommes interrompues par un raclement de gorge. Betty et moi nous nous retournons d’un même mouvement. Wyatt et Alec nous font face. Le premier observe Betty comme s’il allait la dévorer contre le casier. Quand je reporte mes iris sur mon amie, cela n’a pas l’air de lui déplaire. J’ai loupé quelque chose ?
— Hello beauté ! fait-il en lui caressant le bras du bout des doigts.
Je détourne le regard et celui-ci se porte automatiquement sur son voisin qui sourit devant le spectacle que nous donnent nos amis. Quand il plonge ses yeux dans les miens, je défaille encore plus en me noyant dans ses obsidiennes. Il se racle la gorge me sortant de ma léthargie. Je m'aperçois qu’il me tend une feuille.
— Qu’est-ce que c’est ?
Ma voix n’est qu’un murmure rauque. Purée, Hailey ! Reprends-toi et essaie de ne pas ressembler aux pintades !
— Tu as fait tomber ça en partant comme une fusée du cours d’anglais.
Effectivement, en regardant mieux, c’est bien ma caricature.
— Le coq avec la veste de l’équipe de foot est plutôt réaliste, je trouve, m’avoue-t-il.
— La basse-cour et les poules en cheerleaders sont mes préférées.
Son éclat de rire est si spontané qu’il me fait sourire de toutes mes dents et qu’une boule de chaleur se diffuse dans mon ventre.
Nous sommes dérangés par une ombre qui s’interpose entre nous deux. Leean, habillée en cheerleader, me regarde comme si j’étais une pestiférée, alors qu’Alec a droit à l'œillade dégoulinant. Elle se colle à lui, pose ses mains sur ses avant-bras puis me jette un œil de travers tout en lui chuchotant dans le creux de l’oreille, mais suffisamment fort pour que je puisse l’entendre.
— Si tu veux mon avis, je ferai bien plus l’affaire qu’elle. Tu mérites mieux qu’une petite vierge.
Je me crispe instantanément. La trêve aura finalement été de courte durée. La boule de chaleur se change et remonte dans ma gorge, je suffoque et sens la crise d’angoisse arriver. Après une œillade affolée à Betty et sans lui laisser le temps d’agir, je m’enfuis vers les toilettes les plus proches afin d’y rendre mon petit déjeuner.
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