chapitre 1
Chapitre 1
Un village breton. Printemps 70. Vendredi soir.
Il est presque minuit. Les serveurs de la buvette s’adressent ostensiblement en breton aux consommateurs et ceux qui comprennent en font des tonnes pour qu’on le sache. Cela agace Fabrice. Il saisit très bien ce qui se dit mais il n’en montrera rien. Il y a longtemps que cette langue, la langue de son père, l’insupporte quand on l’affiche.
Il boit une gorgée de bière. Ce n’est pas bon.
Le bois du comptoir est marqué d’une infinité de traces rondes laissées par les verres au fil du temps. On voit bien la trace de l’éponge qu’on y a passée. Mais c’est cette trace qui gêne Fabrice. Lui, il aurait bien essuyé avec un torchon pour que ce soit net. Ce n’est pas du travail bien fait, pas comme il l’aurait fait en tout cas.
Derrière son dos, le fest-noz bat son plein.
Dès qu’il aura fini, il partira le plus vite possible. Si tous les cafés du village n’étaient pas déjà fermés, il ne serait certainement pas entré là. Il fallait vraiment qu’il ait envie d’un verre après le travail. Un whisky, ç’aurait sûrement été mieux. Mais il ne faut pas rêver.
Les vieux chanteurs descendent péniblement de la scène. Deux autres vieux les remplacent. Ils chantent aussi faux que les précédents mais ils ont une assurance héritée de la tradition, une énergie hors d’âge et un public acquis au fil des années. Et les danseurs s’y remettent et leurs sauts résonnent à nouveau : boum, boum, boum-boum-boum ! Le Plinn. La danse qui autrefois tassait la terre battue. Le plancher est sonore, la salle est recherchée pour cela et il y a beaucoup de monde.
Fabrice ne tourne pas la tête. Il ne veut rien voir. Il a un peu honte pour tous ces gens accrochés les uns aux autres qui s’agitent ridiculement comme s’agitaient leurs parents. Il n’entrera jamais dans leurs rondes, il ne reviendra pas en arrière.
Tout est devant. Il veut réussir sa vie, réussir tout court. Et ailleurs. Surtout ailleurs.
Il ne sait plus à quel moment les jeux se sont faits, ni ce qui s’est passé pour qu’il se retrouve là. Sortant aussi tard d’un travail pénible et mal payé. Il travaillait bien à l’école pourtant quand il était petit. Mais très vite tout s’est arrêté. Il n’a pas fait les études qui auraient pu lui convenir.
Aucune aide, aucun conseil.
Autour de lui, personne ne savait comment échapper à la terre et personne ne se souciait de ce qu’il allait devenir. Chacun était suffisamment occupé à jalouser ceux qui s’en sortaient. Il n’a rien retenu de ses courtes études. Pas un souvenir, pas un savoir ; l’insignifiance de la plupart de ses enseignants a effacé tout cela de sa mémoire. Finalement, la cuisine, c’était un moindre mal. Il n’y avait pas besoin de diplôme pour ça et il a vite appris l’essentiel.
Il ne regrette rien, l’avenir est immense et plein des promesses qu’il se sent capable de tenir si on lui en donne l’occasion ou s’il la provoque. Il ne peut compter que sur ses propres forces mais il sent qu’elles sont inépuisables.
Il ne cherche pas à comprendre les paroles des chanteurs. D’ailleurs certains mots lui échappent. Ce n’est pas le breton du coin. Et ce sont toujours de vieilles histoires de paysans, de guerre et d’amour. Aucun intérêt.
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