chapitre 6
Le soleil rouge perce la brume. Au loin, les goélands fêtent bruyamment la mer montante. Suzanne garde le silence. Les cailloux ne l’intéressent pas beaucoup :
— Ça pousse bien, dit-elle finalement en désignant de la tête les plants aux feuilles veloutées.
— Le printemps a été bon cette année. Pourvu que ça continue, dit le vieux.
Il fait une pause et, avec un coup d’oeil soudain présent, il ajoute :
— Alors tu vas demander à Sergueï ?
Suzanne connaît un peu Sergueï. Depuis des années, elle le voit parfois passer à vélo ou à pied sous un grand parapluie mais elle ne lui a jamais parlé. Elle sait seulement que c’est un Russe et qu’il relève les compteurs de la commune pour EDF.
Après un silence elle se risque :
— Je ne sais pas... vous lui avez déjà dit que vous partez ?
— Non, mais il doit savoir, dit Crenn. J’ai mal partout le matin. Je ne viendrai plus ici. C’est trop loin et en plus il faut faire attention aux marées ! Je suis trop vieux, je suis beaucoup trop fatigué maintenant ! La place est libre …
— Vous croyez qu’il voudra bien ?
— Tu n’as qu’à lui demander, dit le paysan et, avec une gentillesse inattendue, il reprend :
— Ici tu pourrais faire aussi des salades et même des petits pois. Les lapins ne viennent pas. À l’hôtel, ils achètent ça pour les touristes. Bientôt ceux-là mangeront de l’herbe comme les vaches, conclut-il.
Puis il pose la pierre au bord d’un sillon et se remet à butter les pommes de terre. Suzanne observe sans un mot comment il ramène la terre sur les pieds des plantes. Quand il arrive au bout du champ, il se relève, la main sur les reins et lui dit :
— Ça ira pour aujourd’hui. Ça fait deux heures que je suis là et la mer monte.
Il fourre la hache de pierre dans sa poche et va ranger son outil dans la cabane au bas du champ.
Suzanne parcourt des yeux la côte qu’elle n’a jamais vue sous cet angle. Elle n’arrive pas à croire que l’année prochaine, elle sera peut-être là, face à la mer, dans ce havre, ce nid de terre cerné de sel. Elle resterait bien encore mais elle se sent obligée de partir aussi.
Le vieux s'éloigne. Suzanne est un peu gênée et le laisse aller devant. Ils descendent jusqu’à la grève en marchant à une dizaine de mètres l’un de l’autre.
Un goéland marin arpente avec arrogance la vase. C’est un jeune adulte. Il est parfait. Pendant tout un printemps, ses parents ont patiemment construit cette merveille au dos sombre. Plus loin un grisard harcèle sa mère pour qu’elle le nourrisse encore. Impossible de savoir si elle est exaspérée ou si elle subit de bon coeur son esclavage annuel. Il pousse des piaulements désespérés et jette parfois un coup d’oeil à la vase qui l’entoure mais sa mère aimante à nouveau son regard et quand elle s’envole, il la suit en décrivant dans l’air la même courbe qu’elle .
Suzanne se penche pour ramasser une poignée de goémon qu’elle met dans son sac. Crenn l’a vue faire :
— Prends pas ça, dit-il, ça va mettre trop longtemps à pourrir pour cette année. Tiens, ça, c’est bien, ajoute-t-il en poussant du pied un amas sombre sur la vase. Où tu veux les mettre?
— Sur mes artichauts , répond Suzanne.
— Alors ça, c’est bien, répète-t-il en hochant la tête.
Ce sont de fines lames d’algues brunes à demi séchées. Des puces de mer sautent quand elle les soulève et elle les secoue pour les faire tomber.
— Je vais les laver, reprend-elle dans un murmure. Ma grand-mère faisait comme ça.
Crenn est lancé :
— Si tu avais un champ entier à faire comme moi, tu les laverais pas et ça serait quand même bien. Quand j’étais jeune, on entrait dans la mer avec la charrette. Les chevaux avaient de l’eau jusqu’au ventre mais ils disaient rien. Ils avaient l’habitude. Maintenant on fait plus ça mais les patates n’ont plus de goût. Ou alors, c’est moi... A Roc'h Vras quelquefois le vent fait sauter du goémon jusqu’au bord du champ pendant l’hiver. Il n’y a qu’à ramasser. Mais cette année il n’y a pas eu beaucoup de tempêtes, sauf une en novembre. Il paraît qu’il y a eu un naufrage là-bas, il y a longtemps. Avec des noyés. C’est Sergueï qui m’a dit ça. Il l’a lu dans un livre. Il lit tout le temps celui-là. Il m’achète des pommes de terre nouvelles quelquefois. J’irai lui en apporter bientôt. L’été il fait sa provision pour l’hiver. Je comprends pas tout ce qu’il dit mais il est gentil. Je ne sais pas d’où il vient...
Il est prêt à continuer longtemps ainsi mais ils sont arrivés à la côte et ils se séparent. Suzanne croit l’entendre marmonner quelque chose en breton sur les jeunes qui ne savent pas. Elle connaît ça…
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