chapitre 7

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Le chemin qu’elle reprend longe la plage sur le flanc nord de la presqu’île, celui qui donne sur le large. C’est un endroit qu’elle n’a jamais aimé. Longue bande de sable monotone et très ventée bordée de récifs déchiquetés et sauvages où la mer n’est jamais tranquille. Comme d’habitude, elle compte le nombre de ses pas entre le bruit que fait chaque vague de la marée montante. Quand une vague n’éclate pas et se glisse seulement sur une autre dans un friselis mousseux, elle se demande si elle doit reprendre le compte ou non. Alors elle essaie de s’arrêter de compter et puis elle s’y remet malgré elle et après tout pourquoi pas ?

Et puis elle revient au champ et à son travail sur l’île et elle laisse peu à peu monter en elle une joie secrète qu’elle a cachée à Crenn : cultiver Roc’h Vras ! C’est un cadeau si inattendu qu’elle ne peut encore y croire. Quand elle s’est réveillée ce matin, rien ne laissait présager cette chance tombée du ciel, se dit-elle en souriant toute seule aux goélands qui planent dans le vent au-dessus d’elle.

Bien sûr il va falloir aller voir Sergueï, entrer dans la mairie et soudain cette idée l’effraie complètement. Alors elle se remet à écouter les vagues et à compter ses pas.

Elle atteint l’isthme qui relie la presqu’île à la terre ferme et retrouve le camping qui s’est animé : une troupe de scouts vient d’arriver dans deux fourgons gris. Elle ralentit pour les observer : ils sont manifestement fatigués de la nuit qu’ils viennent de passer mais ils font bonne figure. Un réchaud a été posé près d’une des camionnettes. Un jeune prêtre en soutane leur a servi des bols de café. Joyeux et dynamique, il leur lance :

— Allez, on va se mettre aux tentes tout de suite !

Et en tirant un lourd sac hors de la camionnette, il ajoute :

— Qui prend celle-ci ?

Deux garçons s’avancent aussitôt et bientôt tous s’activent. Quatre d’entre eux s’installent avec entrain tout à côté de la clôture. Ils ne jettent pas un regard à Suzanne et plaisantent entre eux comme si le reste du monde n’existait pas. Leur peau est impeccable et leurs cheveux très courts. Ce soir, ils feront sûrement un feu de bois et ils chanteront. Suzanne a vu ça plusieurs fois et, à chaque fois, elle a regretté de n’avoir jamais fait partie d’un groupe gentil avec lequel elle aurait pu chanter, elle aussi.

Elle ne s’arrête pas mais elle ralentit pour les observer. Ils s’adressent à l’abbé avec une familiarité respectueuse. Et soudain elle leur en veut de leur gaieté et de leur indifférence. Ils n’ont pas souffert, semble-t-il, ils sont trop lisses, inentamés, séparés des autres par une vitre invisible à travers laquelle ils essaient gentiment de passer leurs mains propres vers ceux qu’ils doivent aider. Voilà ce qu’elle se dit parce qu’elle est seule de l’autre côté du grillage rouillé.

Pourtant cette équipe-là est moins gaie que d’autres. Ils parlent peu et rient moins. Un des plus jeunes est assis à l’écart sur la coque d’un des bateaux posés dans un angle du camp. C’est un petit roux. Il a la carnation délicate du bébé qu’il était encore il y a dix ans. C’est Maxime mais tout le monde l’appelle Max. Il regarde les autres s’affairer à monter la tente, à tirer encore sur les tendeurs.

Le prêtre s’adresse soudain à lui

— Allez Max, va mettre les sacs de couchage dans les tentes ! Aide-le Clément.

Max obéit. Il a envie de pleurer mais il se retient de toutes ses forces. Sa gorge est serrée à lui faire mal. Il se sent infiniment triste et cela ne s’arrange pas quand il voit les tentes où il va devoir dormir à même le sol dans un sac de couchage. Il pense qu’il n’aurait pas dû venir, personne ne l’y obligeait, mais il s’est forcé à faire comme ses copains de classe qui partent en vacances depuis longtemps sans leurs parents et qui trouvent ça très bien. Et il savait aussi que ça ferait plaisir à son père. Il se demande s’il aura assez de vêtements chauds et surtout si ses chaussures vont sécher. Il les a mouillées dans l’herbe dès son arrivée et il n’en a pas d’autres.

Bon. Ça va durer une semaine et il retrouvera Paris et sa jolie chambre avec vue sur le parc du Luxembourg. Il reverra aussi sa petite soeur à la tête ronde qui est née il y a un mois. Pendant dix ans il a été le plus petit de la famille, c’est fini maintenant. Pour l’instant, il ne sait qu’en penser.

Et puis lui aussi il compte : sur le petit carnet qui ne le quitte pas, il a tracé une grille avec autant de cases que d’heures qui le séparent de sa maman. Il les noircira une à une. Demain, s’il se lève à huit heures, il pourra en barrer plein d’un coup ! Cela le réconforte un peu. Il reprend le carnet, le regarde et quand il le remet dans sa poche, il a un petit peu moins envie de pleurer.

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