chapitre 15

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19 heures, samedi. Guillaume. À Roc’h Vras.

Arrivé au bout de la presqu’île, Guillaume pose son vélo sur la bruyère rase contre un bloc de granit sculpté par l’érosion. Une immense montagne se dressait là en des temps immémoriaux. Il en reste des chaos de roches tourmentées par l’eau et par le vent, formes étranges, grands atouts du tourisme local. Le passé géologique de la région le passionne. Il aime à se représenter la terre d’avant les hommes ou au début de la préhistoire. Il sait qu’il suffit de quelques milliers d’années pour que le trait du rivage change, il voudrait bien savoir à quoi ressemblait le paysage du temps des chasseurs du paléolithique qui ont exploré cette région.

À travers la grève, comme Suzanne l’a fait le matin même, il gagne Roc'h Vras. L’îlot est désert. Les feuillages des pommes de terre luisent doucement. À l’abri du vent, le terrible Gwarlarn, Crenn a appuyé quelques planches entre un mur en ruines et un monolithe massif. Il les a arrimées avec des cordes ramassées sur la grève et il a couvert le tout avec quelques morceaux de toile goudronnée. C’est sommaire mais suffisant pour se protéger de la pluie ou faire une pause. D’ailleurs il passe désormais très peu de temps dans le champ et il n’utilise l’abri que pour y boire un verre, assis sur une chaise bancale à l’entrée. Il y laisse aussi des outils. On ne les lui volera pas, il n’y pense même pas. Ici on ne vole pas les outils de ceux qui travaillent.

Crenn a dit: « Au bout de mon champ… ». Mais à quel bout ? se demande Guillaume. Sûrement pas dans la terre cultivée qui est retournée depuis des générations et où elle aurait déjà été trouvée. Alors il écarte quelques ronces, examine les talus, explore une tas de mottes de terre et fouille la terre humide à pleines mains, sans se soucier des taches dont il macule son pantalon. Le soir tombe quand il admet qu’il ne trouvera rien et il s’assoit un peu dans les fougères avant de repartir. Son regard parcourt la baie et soudain il se relève d’un bond : la mer a entouré l’île ! Il descend en courant le sentier vers la grève et doit se rendre à l’évidence : il ne peut plus rentrer ! De l’autre côté du bras de mer, il aperçoit la fenêtre de son appartement tout en haut de la mairie. Il n’a pas d’autres solutions que d’attendre la marée descendante. Il revient sur ses pas, presque amusé. Finalement, ça ne lui déplaît pas, il est même ravi de l’aventure. Il entre dans la cabane et en s’allongeant au fond sur des sacs de jute, il calcule que dans trois heures à peu près il pourra traverser. Puis il s’endort comme chaque fois qu’il n’a rien à faire.

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Fin du jour. Suzanne.

Suzanne traverse la grève juste devant chez elle jusqu’à un amas de roches qu’elle connaît bien. Ce sont de grandes plaques de granit en pente douce qui ont été usées par les flots mais dont les arêtes sont encore aiguës par endroit : la roche a été taillée autrefois par les carriers du pays. On voit encore à intervalles réguliers des trous percés dans le granit. Elle est la seule à venir là. L’année dernière, des goélands avaient fait leur nid dans un recoin près du sommet et l’avaient clamé à tout le monde pendant des jours. Cette année, ils ne sont pas revenus. Leur couvée a dû échouer et ils en ont tiré des conclusions.

Suzanne s’assoit en haut à côté des traces blanches qu’ils ont laissées et regarde l’eau qui monte en clapotant très calmement au bord de la roche mais le besoin de revoir Fabrice la déchire. Elle est comme amputée d’une partie d’elle-même, une douleur impossible à cerner, impossible à nommer…

Au pied des rochers, une grosse goutte de mazout flotte entre deux eaux. Elle descend la voir de plus près. C’est une sphère brune qui irise la mer. Elle trouve ça très beau et résiste à l’envie d’essayer de la saisir. Elle l’a déjà fait une fois mais il lui a fallu beaucoup de temps ensuite pour se nettoyer les mains. Alors elle prend un morceau de bois blanchi coincé dans une faille et elle le plonge dans la masse molle. Puis elle remonte et commence à tracer des lettres en haut de la dalle. La roche est granuleuse et le bâton s’accroche. Ce n’est pas facile et il faut à chaque fois redescendre pour recharger le bâton de son encre marron qui coule sur le bois. Mais elle continue. Cela la calme. Elle prend tout son temps. Quand elle a fini, elle regarde longuement le résultat de son travail. Le nom de Fabrice luit, c’est très joli et ça restera là longtemps. La mer ne vient pas souvent aussi haut. Il faudrait pouvoir poser quelque chose à côté du nom, un objet de Fabrice. Comment faire ? Elle n’osera jamais en parler à Jean-Yves. À l’école, elle ne lui a jamais adressé la parole parce qu’il était dans la grande classe. Et puis, elle se dit encore qu’elle n’osera pas non plus aller voir Sergueï pour lui demander de lui laisser Roc'h Vras. Cela lui donne envie de pleurer. Alors elle se couche sur la pierre à côté du nom qui brille au soleil couchant et qui sent le mazout.

Le bâton traîne à côté, il ressemble un peu à un oiseau, un cou et une tête de héron ou de cormoran avec un bec tordu. Il est sûrement resté longtemps dans la mer car les vagues et le sel l’ont rendu blanc et lisse. Elle l’emporte en partant. En sautant de rocher en rocher, elle atteint le rivage et traverse le champ communal dans lequel n’importe qui peut mener paître ses vaches.

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