chapitre 16
Nuit. À la mairie. Sergueï.
Sergueï cherche encore à se souvenir. Mais sa mémoire se heurte à un mur immense qui s’élève jusqu’aux étoiles. Autrefois il avait une place, on l’appelait par son prénom… « Sergueï » murmure-t-il en s’asseyant sur le bord de son lit et il le répète à plusieurs reprises en roulant le R et en guettant en lui l’écho de voix anciennes. Avec qui pourrait-il parler ? Les Keranflec’h qui logent aussi sur son palier sont jeunes et leurs tout petits enfants considèrent avec des yeux inquiets sa haute taille, sa veste trois-quarts brune et cintrée et ses bottillons lacés très haut. Et, pour lui, Guillaume est un enfant.
La nuit n’avance pas. Au loin la mer gronde comme elle le fait toujours même quand il n’y a pas de tempêtes. D’ailleurs là il y a un peu de vent, il y en a toujours sur ce morceau de terre qui s’avance dans la mer comme pour s’en aller. La mairie est sur une hauteur non loin du rivage. Sur le toit, un bout de tôle décloué cogne de temps en temps. Sergueï se lève et allume la bougie devant l’icône même si ce geste trop routinier a perdu son sens. Il entrouvre la fenêtre et s’assoit sur le lit. Un souffle froid envahit la pièce, gonfle lentement le rideau de velours vert, le plaque mollement contre la vitre et recommence. Infiniment.
— On se sent moins seul dehors que dans une maison, remarque-t-il, peut-être parce qu’on est sous le regard de Dieu.
Et s’il sortait ? S’il allait à Roc'h Vras en pleine nuit ? Il y a souvent pensé mais il n’a jamais osé par peur du redoutable qu’en dira-t-on dans un village où chaque comportement inhabituel est suspect. Pourtant il faut qu’il essaie quelque chose pour apaiser cette solitude et cette souffrance aussi physique que morale. Il a trop mal ce soir, il faut qu’il sorte ! Soudain il se décide, s’habille et glisse dans sa veste l’icône qui le regarde. Puis il ouvre sa porte et descend l’escalier aussi discrètement que possible. Il sait bien que, malgré tout, un autre insomniaque l’entendra. La porte en bas, ouverte dans la journée, est fermée. Toujours sans bruit, il remonte les marches deux par deux pour aller chercher la clé, redescend et sort.
La nuit est noire. Devant la mairie, part une allée qui rejoint la route de la Corniche. Il la traverse, prend un sentier en face et arrive sur la grève dont la mer obscure se retire lentement. Il longe d’abord le rivage puis à travers la baie, il se dirige vers l’îlot qu’il a acheté pour une bouchée de pain, il y a plusieurs années.
C’est son seul bien. Il y sera peut-être un peu chez lui. Il se sent déjà moins seul, moins triste. Il avance prudemment sur le sable qui crisse. Au large le phare des îles envoie son faible signal. Un autre phare lance ses éclats de feu rouge de la côte, plus loin. En avançant il les aperçoit à tour de rôle quand ils ne sont pas masqués par des reliefs du paysage ou des arbres lointains. À un endroit, il les voit tous les deux à la fois et observe un temps leurs pulsations respectives et le croisement de leurs rythmes.
Il n’est pas venu à Roc'h Vras depuis longtemps, depuis qu’il a loué le champ au vieux Crenn, il y a trois ans peut-être. Quand il s’approche de l’îlot, il rencontre d’abord de très gros galets ronds et les franchit à tâtons puis il atteint le petit chemin qui monte à travers la lande de bruyère et de calune et contourne les rangs de pommes de terre qu’il entrevoit dans l’ombre. Une petite cabane de tôle et de toile goudronnée est adossée aux ruines. Il entre. On n’y voit rien. Mais il se sent bien désormais. La cabane l’attendait. Elle aussi avait besoin d’être consolée. Il s’assoit sur un banc grossier près de la porte.
Le vent est plus fort et soudain la pluie fouette le toit. Cela lui plaît. Demain il ne travaillera pas parce que c’est dimanche. Il peut donc rester là, autant qu’il veut, au cœur des éléments et rêvant à son passé. Les toiles goudronnées bougent sous les rafales. C’est comme une présence amicale. Il est presque heureux désormais, et tout à coup, il se met à chanter, doucement, de sa voix de basse profonde. Cela fait des années qu’il n’a pas chanté en russe. C’est un chant mélancolique qui dit la douleur de vivre.
Au fond de la cabane, Guillaume s’éveille et l’entend. Il fait nuit, il ne sait plus où il est. Mais la beauté de la mélodie le bouleverse et il écoute un moment dans le noir avant de reconnaître la voix de Sergueï. Pour ne pas briser le charme, il reste silencieux, tapi dans l’obscurité, jusqu’à ce que le vieux Russe se lève pour partir et heurte du pied la bouteille de vin laissée là par Crenn. Il se baisse et saisit le verre qui coiffe le goulot. Il ne boit jamais mais soudain il se demande pourquoi il vit ainsi, en ascète. Sur le seuil, dans la bourrasque, il se sert un verre et le vide d’un trait en se forçant un peu. Ce n’est pas du bon vin mais même si c’en était, il ne l’apprécierait pas. Par manque d’habitude et parce qu’il est trop accoutumé aux saveurs ternes des légumes. Le goût lui semble violent et tout de suite il a plus chaud. La pluie s’est calmée, il traverse la grève en luttant contre le vent et rentre à la mairie.
La bougie brûle toujours, il repose l’icône devant elle. Le rideau bouge encore dans le vent mais ces choses ne comptent plus autant.
À l’aube, Guillaume rejoint aussi la côte en traînant son vélo, un peu déconfit quand même. Et boueux. Une fois chez lui, il se fait du café au lait et se réconforte en regardant le soleil se lever sur la mer. Ensuite il prend son bugle, essaie de jouer la chanson de Gilles puis, d’émotion et de bonheur, il s’effondre en larmes sur son lit …
Dans son demi-sommeil, Sergueï l’entend. Il sourit un peu avant de s’endormir tout à fait. Profondément.
Annotations