chapitre 17

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Dimanche. Fabrice. Suzanne.

En se rendant à son travail, ce jour-là, Fabrice se demande s’il ne doit pas cesser de voir Eléonore. Il se souvient du regard presque effrayant qu’elle lui a jeté. On aurait dit qu’elle voyait quelque chose d’autre que lui, quelque chose d'extraordinaire … Ça lui a fait un peu peur. Seulement il l’aime bien, et puis son mari, qui a réussi, pourrait peut-être lui donner des pistes pour l’aider à sortir de la cuisine. Et quand il se gare devant l’hôtel, sa décision est prise : il va retourner chez eux ce soir comme ils en avaient convenu. Et il reprend son service, ponctuel et perfectionniste comme à son habitude. Le reste ne compte plus. Il a refermé les autres tiroirs de son esprit.

Quand il les rouvre, il est 23 heures. La soupe de courgettes a été un succès, comme le repas tout entier. C’est important : il doit se faire apprécier dans cette place où il vient d’arriver. Maintenant il peut rentrer et aller se changer chez lui dans le HLM auquel il a droit puisqu’il ne gagne presque rien. Il est certain que c’est momentané et il n’est pas gêné d’habiter entre ces murs sans grâce. Il n’entretient pas du tout son intérieur mais il a commencé à donner forme à ses rêves de luxe en achetant quelques objets. Une plaque de marbre coûteuse et trop lourde repose sur un meuble de guingois qu’il a difficilement fabriqué lui-même mais des moutons chargés de poussière errent dans les coins de la chambre. Le miroir de la salle de bain est constellé de taches de dentifrice et le lavabo n’a pas été nettoyé depuis plusieurs semaines. Ce n’est pas grave, il est de passage. Il ne sait pas comment cela se fera mais il arrivera à s’acheter tous les objets qu’il admire dans les catalogues et dans les magasins de la ville voisine et dont il sait exactement quels sont ceux qui signalent discrètement la réussite, l’argent mais l’argent accompagné de la culture qui lui permettront d’être apprécié par ceux qu’il veut imiter et fréquenter.

Il enfile une des belles chemises blanches qu’il repasse lui-même et il se gare devant la villa dont toutes les lampes sont allumées. On dirait un grand bateau doré sur la nuit de la côte. Éléonore et son mari est là et ils l’accueillent très affectueusement. Ils ouvrent même une bouteille de champagne en son honneur. C’est du champagne de très bonne qualité, du Ruinart. Les coupes sont de bonne facture aussi. Il connaît la valeur de ces choses. Il se sent bien. Voilà l’univers dans lequel il veut vivre un jour, pour lequel il est fait, auquel il a droit. Ils sont assis face à lui et lui sourient tous les deux en bavardant de tout et de rien. Ils se moquent gentiment de sa trop grand voiture d’occasion en échangeant un rapide sourire qui n’échappe pas à Fabrice mais auquel il ne veut pas s’arrêter.

Il boit un peu. Pas trop. Il rit un peu, pas souvent. Mais il sourit parfois avec un sourire d’enfant émerveillé et confiant où il se donne et où il révèle son admiration spontanée, son ouverture aux autres et son absence totale de fatuité.

Au dehors, le jour d’été se prolonge dans le ciel clair mais très haut quelques nuages noirs filent. Le vent du nord s’est levé, froid pour la saison.

Suzanne est sur le parking à l’endroit où elle a aperçu Fabrice la première fois et elle ramasse un petit parallélépipède de terre moulé par le pneu de la Citroën, le glisse dans une enveloppe qu’elle ferme soigneusement et repart chez elle par le chemin des douaniers qui longe la côte. Les hautes villas construites çà et là et louées à des touristes l’été sont encore presque toutes fermées. Les grandes salles à manger sont vides et les escaliers déserts. L’une d’entre elles est illuminée cependant et une voiture blanche est garée au pied du perron. Par-dessus la haie de troènes, elle aperçoit une grande pièce éclairée par un lustre énorme et brillant.

Et Fabrice est là, assis non loin de la baie vitrée, un verre à la main. Face à lui, un couple qu’elle connaît de vue. L’homme dirige la conserverie depuis deux ans, sa femme est à côté de lui sur un fauteuil : une belle image en robe d’été qui se lève soudain, contourne la table et s’approche de Fabrice en souriant. Elle bouge comme une algue dans les vagues. Quand elle passe devant la fenêtre, Suzanne voit que son dos est nu. Il y a une musique qu’on entend à peine, un chant ou un instrument qui ressemble à une voix grave. Comme si le ressort du canapé l’avait repoussé brutalement, Fabrice s’est levé aussi il pose la main sur cette peau nue. La jeunesse et la beauté volent autour d’eux.

Et puis l’homme s’approche aussi de Fabrice, pose doucement sa main sur son bras droit et le caresse. Mais de sa main gauche, Fabrice prend cette main et la détache lentement de son bras. Puis il pose son verre et reste debout en se frottant machinalement le bras comme s’il s’essuyait. La coupe est encore à demi-pleine, il la considère quelques secondes, puis il se retourne, attrape son imperméable sur le dossier d’un fauteuil et sort sans dire un mot.

L’homme et la femme ne bougent pas.

Quand elle l’entend ouvrir la porte de la maison, Suzanne s’éloigne rapidement. Bruit de pas sur le gravier, ronflement du moteur. Elle ne se retourne pas quand la voiture s’éloigne.

Fabrice rentre dans son HLM. Il arrache sa cravate, dévêt son corps blanc et doux, met de la musique à fond dans son casque pour ne pas réfléchir, puis il se couche et s’endort aussitôt. Mais Suzanne qui a posé l’enveloppe sous son oreiller, cherche en vain le sommeil.

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