chapitre 18

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Sergueï

La nuit est profonde. Sur la côte, des lames courtes et méchantes, brièvement écumeuses disent quelque chose de sinistre, d’impitoyable. Venue d’on ne sait où, l’angoisse roule sur la mer sombre. Elle entre dans la mairie, elle retrouve Sergueï et la solitude l’enveloppe encore de ses anneaux invisibles et la souffrance de l’exil le reprend. Cette fois, en désespoir de cause, il décide sans attendre de se rendre à nouveau à Roc’h Vras. Il saisit l’icône et prend l’escalier sans même essayer d’être discret : il n’en peut plus. Une certaine colère l’agite même à la pensée que les autres peuvent dormir quand il souffre à ce point.

Il va peut-être retrouver dans la cabane de Crenn, le même réconfort que la veille. Mais la mer ne s’est pas encore suffisamment retirée pour qu’il puisse atteindre Roc'h Vras. Il faut attendre. Alors il longe la côte jusqu’à l’entrée très fermée de la baie où les rouleaux déferlent. Il s’assoit là et écoute le vent et le tonnerre des lames qui se heurtent les unes aux autres tout au fond d’un gouffre entre les grands rochers. Il est infiniment triste et un peu effaré d’être là à nouveau, en pleine nuit, à chercher la paix.

Et voilà que, dans la désolation qui l’habite, une question surgit : pourquoi s’acharne-t-il ? Pourquoi ne pas mettre fin à sa vie maintenant ? Il s’est posé mille fois cette question mais quelque chose qui l’a toujours retenu a disparu cette nuit sans qu’il sache pourquoi. Il est libre. Il peut mourir. Il sent presque avec soulagement qu’il a pris la bonne décision. Il ne lutte plus, il est tranquille et décidé, et il pose machinalement ses lunettes à côté de lui sur le rocher.

Il se lève, tire de sa veste l’icône ancienne et de toutes ses forces, il la lance vers la mer mais son geste est contré par une rafale. La tablette rebondit sur la roche et s’immobilise un peu plus bas sur un ressaut qu’il entrevoit dans la pénombre. Tant pis. Elle va rester là. Armor s’appelle ce pays, « à mort » pense-t-il calmement et il s’avance vers l’abîme.

Soudain un craquement sourd d’abord discret puis plus net. Il s’arrête. Bruit des vagues. Il attend un peu et les craquements reprennent, se multiplient et voilà qu’il se souvient : c’est le bruit d’un fleuve, ou d’un lac, d’un immense lac gelé !… il était tout petit alors … et un nom revient comme un visage qui remonterait lentement du fond de l’eau profonde de sa mémoire : Zassilievskoïé. Il s’arrête, recule, s’adosse aux rochers. Et tout à coup la marée montante des souvenirs ouvre sa mémoire.

C’est un immense paysage et à l’horizon quelques ondulations bleuâtres vers lesquelles on avance à l’infini sans pouvoir s’en rapprocher. Le bruit des chevaux et leur odeur, les cris du cocher. Les outardes s’envolant dans le tourbillon de brindilles et d’herbes desséchées qui annonce l’orage. Le ciel russe est pommelé de masses effrayantes couleur d’ardoise, semblables à de monstrueuses gouttes ou aux seins d’une géante dont le corps d’argent se devine vaguement à l’arrière. La steppe attend l’orage et l’orage va venir. Kurkov est dehors. Il arrache la mousse sur le tronc des arbres. Les lièvres lissent leurs oreilles dans leurs gîtes. Il y a aussi, un autre jour, des branches lourdes lentement balancées dans le soleil qui tendent leurs cerises jusqu’à la terrasse. Et la lumière rebondissant sur les murs du salon, sur le métal brillant du samovar, sur le cristal tremblant du lustre. Et la merveilleuse chaleur. Sa mère est assise dans l’éclat de la chambre blanche. Elle lui sourit. Un oiseau pousse un long cri d’appel.

L’envie de vivre, l’enchantement de la jeunesse entrent comme le soleil par la porte-fenêtre grande ouverte sur le jardin. Un ami gravit l’escalier, il vient le chercher pour jouer. Le temps s’est arrêté dans les rainures du parquet blond. On ne meurt plus ici. Dans le vent d’ouest, la mort recule aussi. Sergueï tremble pourtant maintenant mais il se rassoit au bord du vide et savoure longtemps l’afflux des images qui l’assaillent avant de descendre chercher l’icône coincée dans les rochers : elle non plus n’a pas voulu mourir. Quand il l’atteint, il passe la main sur le visage du Christ et l’embrasse. Puis il remonte et s’éloigne lentement du gouffre. La mer s’est retirée, le passage est libre. Il peut traverser et poursuivre sa vie.

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