chapitre 21
Elle ferme les yeux, l’odeur de moisi lui tient compagnie. L’étagère est faite d’un bois sombre et qui a dû être astiqué pendant des siècles pour être aussi doux. Il y a des bruits lointains, un coq, un meuglement épisodique. On n’entend plus la mer, on ne sent plus sa présence si dure. Elle a envie de pleurer mais comme elle ne sait pas pourquoi, elle s’en empêche. Sous son oreille, un insecte travaille au coeur du bois. Elle l’envie un peu. Elle aimerait bien pouvoir rester infiniment là, enfermée … comme si elle était morte, en fait, se dit-elle soudain. Cela la réveille : on n’a pas le droit de penser des choses comme ça. Pour ne plus entendre l’insecte, elle pose sa joue sur son bras mince et bronzé. Il est doux et tiède. Presque involontairement elle tourne la tête et y pose ses lèvres. Puis elle reste là, étendue sur le côté sans plus rien entendre… Lui, il a la peau très blanche … Il faut qu’elle aille retrouver le soleil et la gaieté des moineaux. Avant de partir elle prend un vieux journal. Cela sert toujours.
Quand elle sort de la chapelle, il y a quelqu’un dans l’enclos. C’est Jeffic, le prêtre, il regarde le fronton au-dessus de l’entrée. Il la connaît bien. Il l’a vue grandir. C’est maintenant une adolescente. Il sait que sa vie n’est pas facile même si son oncle et sa tante qui habitent le bourg, l’aident un peu. Ils l’ont laissée s’installer seule dans la maison de sa grand-mère où elle allait jouer quand elle était petite et elle a l’air de se débrouiller. C’était une petite sauvageonne, elle est devenue assez jolie et Jeffic s’étonne qu’aucun garçon ne se soit encore aperçu du charme qu’elle exerce à son insu. Un peu trop proche des plantes et des animaux, trop païenne peut-être malgré sa foi chrétienne sincère. Rousse aussi, d’un roux sombre mais quand même, ça n’a pas souvent été une chance. Autrefois on l’aurait brûlée sans hésiter. Il l’a souvent eue en confession, il sait bien qu’elle ne pourra faire de mal à personne. Il l’aime bien.
— Tiens, bonjour Suzanne, dit-il gentiment.
— Bonjour mon père ! répond-elle.
Il lève les yeux vers le fronton et poursuit :
— Je suis venu voir la cloche, le fabricien m’a dit que le support était descellé. Il a fait faire un devis mais ça va nous coûter une fortune pour pas grand chose d’après ce que je vois. Je connais un artisan qui devrait être moins cher.
Après avoir fermé la porte avec quelques difficultés, Suzanne s’apprête à partir vers la ferme mais il la retient :
— Alors, qu’est-ce que tu deviens ?
Elle reste muette. Que dire à un prêtre de sa souffrance et de ses questions ? Autrefois elle aurait pu mettre tout ça sur le dos du diable, c’était commode et ça évitait d’en dire trop, personne ne parle plus du diable désormais à part quelques vieux. Mais Jeffic insiste, lui parle un peu de tout et de rien. C’est la première fois que quelqu’un s’intéresse à elle. Peu à peu elle se sent mieux. Elle commence surtout à penser qu’elle est quelqu’un de bien, quelqu’un d’estimable et elle commence à s’aimer, ce qui ne lui arrive jamais. Comment cela s’est-il fait ? Le regard du prêtre est calme et profond. Pas de demande, pas d’ordre. Il est ancré quelque part. Elle sent qu’il a depuis longtemps son opinion sur elle, c’est une bonne opinion et il le lui fait comprendre aujourd’hui comme s’il avait deviné que c’était le bon jour pour cela. Elle le regarde avec étonnement. La voiture blanche et les enfants propres du camping ont perdu de leur consistance, ils sont un peu comme les nuages maintenant. C’est elle qui est réelle et solide, qui est du côté où il faut être. Comme la conversation erre un peu, elle dit :
— Il y a des scouts au camping.
— Ah oui, j’ai su ça ! répond le prêtre avec une intonation qui fait qu’elle n’insiste pas. Elle lui dit au revoir et quand elle va rendre la clé à la ferme, elle accepte le verre de cidre qu’on lui offre. Puis elle repart par le chemin bordé de saules noirs. Elle marche d’un pas décidé, portée par une joie nouvelle. Maintenant elle ne pensera pas à Fabrice. Il faut oublier tout ça. Elle va se rendre chez Sergueï pour lui louer l’îlot. Il habite à la mairie. Elle n’est jamais entrée dans cet immeuble bizarre mais aujourd’hui elle le fera.
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