chapitre 23
Lundi. À la mairie. Sergueï, Suzanne, Guillaume.
Sergueï a dormi très profondément et il a fait des rêves confus et colorés. il n’est pas allé au travail. Il est comme en convalescence, une gaieté intime toute nouvelle l’habite. Maintenant il a envie d’aller de l’avant. Faute de mieux, il a rangé son appartement puis il s’est assis devant la fenêtre, il rêve à son enfance et regarde au loin la mer dans la baie de Sainte-Sève. Il regarde aussi, sans même y penser, le trou sous l’avant-toit dans le mur perpendiculaire à celui de son logement. Des martinets y entraient en plein vol tout récemment encore, il les a souvent observés. Au bout d’un moment, il sort de sa rêverie pour remarquer qu’aucun oiseau n’y vient plus alors qu’il fait beau et que les insectes pullulent. Les petits se sont-ils envolés sans qu’il s’en aperçoive? Il n’entend plus leur cri sifflant depuis quelques jours, plus de rondes folles autour du bâtiment non plus. Mais soudain quelque chose bouge au fond du trou et la tête plate et duveteuse d’un oisillon apparaît dans la fissure. Il se traîne très maladroitement jusqu’au bord et semble contempler le vide avec terreur.
Suzanne est arrivée au palier du deuxième étage. La minuterie s’éteint. Noir. Soudain une porte s’ouvre tout près d’elle, la lumière se rallume et Guillaume la salue d’un « bonjour madame », qui l’étonne.
Comme il semble gentil, elle ose lui demander :
— Est-ce que vous savez où habite Sergueï ?
— Vous y êtes, c’est là, dit-il en désignant la porte dans la cloison qui forme un angle droit avec la sienne et il dévale rapidement l’escalier.
Suzanne prend une profonde inspiration, serre très fort ses mains l’une contre l’autre et frappe à la porte. Le bruit surprend Sergueï, il n’a pas eu de visite depuis des années. Il quitte la fenêtre et va ouvrir. Suzanne aperçoit des cageots de pommes flétries, une grande marmite en métal et la haute silhouette de Sergueï à contre-jour. Elle n’a pas préparé de phrase et elle bredouille :
— C’est pour Roc'h Vras, je voudrais savoir si vous voulez bien me louer… puisque Crenn s’en va.
Et elle se tait. On entend le tictac de la minuterie. Pendant quelques secondes, Sergueï considère son visage pâle et sérieux puis il répond :
— Je m’en doutais un peu. Et toi tu veux prendre sa place ? Pourquoi pas ? Il faut voir, mais ce ne sera que pour trois ans. Après, j’en aurai besoin.
C’est la première fois qu’il parle depuis sa nuit sur l’île. Et il s’étonne d’arriver à trouver des mots comme si rien ne s’était passé. Il voudrait que cette petite visiteuse qu’il effraie manifestement, reste un peu plus longtemps. Mais il ne sait pas parler aux jeunes filles, il aurait aimé avoir une fille comme celle-là. Ça ne s’est pas fait, c’est tout.
— Oui, murmure Suzanne, étonnée que ce soit si facile.
— Reviens à la fin du mois, reprend-il, on réglera ça .
Et, comme elle le regarde sans savoir quoi dire, il ajoute la main toujours posée sur la poignée de la porte :
— Alors, au revoir.
— Au revoir, répond-elle et elle part sans plus de cérémonie.
Il la regarde se diriger vers l’escalier et soudain une idée lui vient. Il s’exclame :
— Viens voir, j’ai quelque chose à te montrer.
Suzanne se retourne et revient vers lui sans hésiter. C’est un événement pour elle d’entrer dans un de ces appartements dont elle voit la fenêtre de l’extérieur depuis son enfance. Mais comme c’est petit ! Elle sent s’éteindre aussitôt la jalousie qu’elle a toujours éprouvée vis-à-vis des habitants de ce lieu prestigieux.
Sergueï la mène à la fenêtre et il lui montre l'oiselet maintenant posé au bord du vide, à quinze mètres au-dessus de la cour. Suzanne n’a jamais vu de martinets de si près. Elle se contente en général d’admirer leur flèche noire filant très haut dans le ciel. Cela dure longtemps, ils ne disent rien. Ils restent là tous les deux, l’orpheline et l’exilé, unis par l’amitié pour cet enfant oiseau dont le vent ébouriffe les plumes. A plusieurs reprises, l’oisillon rampe vers le fond du nid où il aimerait sûrement rester mais ce n’est pas possible. Il a trop faim, il revient au bord. Comme tous les parents martinets, les siens ont jugé qu’ils en avaient fait assez, sa vie ne les concerne plus.
Maintenant voilà qu’il se tient sur l’extrême bord du trou. Il oscille, semble prendre son élan et soudain il se lance, il tombe pendant quelques mètres puis il déploie ses ailes et remonte magnifiquement vers le soleil, s’élève encore et encore puis disparaît. Sergueï et Suzanne l’ont suivi du regard. Ils ne disent toujours rien. Suzanne qui s’était penchée pour mieux le voir partir, se redresse. Sergueï referme la fenêtre. Elle sort gauchement après un bref regard. Comme elle a déjà dit au revoir. Elle hésite à le répéter.
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