Chapitre 18

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Château d’Eilean Donan, octobre 1734

C'était fait. J'étais de retour en Ecosse. Pas encore sur mes terres, mais cela viendrait. La traversée s'était relativement bien passée et j'avais été soulagé de constater, très vite, qu'Héloïse ne souffrait pas du mal de mer, contrairement à cette pauvre Clarisse qui avait vécu l'enfer. Elle ne s'était guère montrée raisonnable non plus en refusant d'avaler la boisson préparée par le capitaine et qui, je devais bien l'avouer malgré mes propres réticences, était assez efficace. Au moins, elle m'avait permis de me tenir un peu debout et de ne pas passer le voyage à fond de cale.

Tout au long de notre voyage, et pas uniquement de la traversée, Héloïse s'était montrée curieuse de tout. D'abord le bateau, le travail des marins, puis les paysages, nos coutumes. Elle avait aussi à cœur d'apprendre le plus vite et le mieux possible le gaëlique. Les longues journées dans la voiture me permettaient de lui en enseigner les rudiments.

J'avais revu avec une grande émotion se dessiner les côtes de mon pays, émotion d'autant plus grande qu'Héloïse partageait ce moment, tant attendu pour moi, avec moi. C'était encore plus beau et plus fort de revoir mon pays avec elle à mes côtés. Dès le matin, et bien avant Héloïse pour une fois, j'étais sur le pont à guetter les prémices de notre arrivée. Une légère brume flottait sur la mer, juste après l'aube. La mer était belle, d'une longue houle qui nous portait vaillamment vers notre destination. Déjà, des oiseaux tournaient au-dessus de nous, signes annonciateurs que la terre n'était pas loin. Alors que je me tenais sur bâbord, vers l'avant, j'entendis son pas bien caractéristique venir vers moi. Je me détournai un instant de ma contemplation pour la regarder. Son sourire et son regard m'émurent comme chaque fois et je lui tendis la main. Elle vint s'appuyer tout contre moi et je sentis en elle la même impatience que celle qui me taraudait de voir enfin la terre ferme.

- Bonjour, mon aimée, lui murmurai-je à l'oreille. Nous n'allons pas tarder. C'est par là, ajoutai-je en désignant un point lointain devant nous.

- J'ai hâte, me répondit-elle en glissant son bras sur mes reins.

La côte, pourtant, n'était pas à cet endroit des plus belles et Héloïse, même si elle tenta de me le cacher, fut un peu déçue. Elle ne retrouvait sans doute pas là les images que mes récits et descriptions avaient fait naître en elle, mais je la rassurai bien vite. Et, en effet, après une bonne semaine de voyage, elle vit petit à petit se dessiner les montagnes, les vallées et les lochs que je lui avais décrits. Son enchantement dépassait ses attentes et j'en étais heureux : ces impressions, son ravissement, l'aideraient à accepter certains aspects un peu rudes de la vie que nous aurions à mener.

J'avais apprécié la compagnie de Bethany Hampton et de son cousin, un jeune homme ayant bien la tête sur les épaules. J'étais heureux aussi de l'amitié naissante entre elle et Héloïse, même si elle était anglaise. Je ne voyais aucun inconvénient à cette amitié qui, il me semblait, ne représentait aucun danger. Lorsque nous nous séparâmes, à Invergarry, l'impatience me reprit. Nous étions seuls, maintenant, avec Clarisse, le cocher et un valet. Mais les paysages qui défilaient sous mes yeux me rappelaient, lieue après lieue, que le terme de notre long voyage approchait.

**

Je devais bien avouer que l'invitation à rester quelques jours de plus à Eilean Donan ne m'enchantait guère. J'aurais aimé repartir au plus tôt pour Dunvegan, afin de mettre un terme à la plus longue partie de notre voyage. Mes raisons étaient multiples : après plus d'un long mois de voyage, il me tardait de pouvoir offrir à Héloïse un tant soit peu de repos, avant de repartir pour Inverie. J'avais hâte aussi de revoir les miens, de leur présenter ma femme et, en tout premier lieu, de la présenter à Jennie. Je n'avais pas vu ma sœur et les miens depuis plusieurs années et ils me manquaient. Je ne pouvais que les espérer en bonne santé. Notre étape à Eilean Donan fut cependant instructive pour moi. Brian MacKenzie et son clan faisaient face avec courage et diplomatie à la présence anglaise. Il me donna aussi des "nouvelles" de John Luxley et cela n'était guère réjouissant. Si on ne pouvait pas l'accuser de nouveaux meurtres comme ceux qu'il avait commis pour s'imposer quand j'étais enfant, il n'en était pas moins un homme dur, intransigeant, qui n'hésitait pas à envoyer en prison ou au pilori toute personne s'opposant à lui.

Le jour où Brian MacKenzie me parla de Luxley, j'eus beaucoup de mal à cacher mes réactions à Héloïse. Elle se rendit compte bien vite que quelque chose me souciait, et je compris que j'allais devoir lui faire quelques aveux. Nous avions passé la soirée dans la grande salle, à dîner avec tous les habitants du château, comme cela se faisait habituellement. Héloïse participait peu, elle ne parlait pas encore bien gaëlique et les conversations qui se mêlaient, les cris et les rires, ne lui facilitaient pas la compréhension et l'échange. Je faisais de mon mieux pour qu'elle ne soit pas isolée, tout en participant à bien des discussions avec nos hôtes et leurs proches.

Après le repas, un conteur était venu ce soir-là. L'ambiance était beaucoup plus studieuse et attentive que lors du souper, et je pus aisément traduire à Héloïse une partie des histoires dont il nous fit part. Quand nous gagnâmes notre chambre, je repris une conversation en français.

- Tu ne t'ennuies pas des conversations ? Cela n'est pas trop difficile pour toi ?

- Non... Ne le crois pas ! Je suis très curieuse de tout ce que je vois… Certes, je participe peu aux échanges, du moins quand on parle autour de moi en gaëlique, mais plusieurs personnes font l'effort de me parler en anglais et j'apprends aussi beaucoup. Un peu à parler, oui, mais surtout, j'observe comment les gens vivent, ce qu'ils font… Tu m'as dit que la vie à Dunvegan allait beaucoup ressembler à ce qui se passe à Eilean Donan, alors je me dis que ce que je vois et vis ici me sera utile quand nous serons rendus auprès des tiens.

- C'est exact, dis-je avec un soupçon d'admiration dans la voix.

Héloïse avait le don pour toujours m'étonner, d'une façon ou d'une autre, et je devais bien reconnaître que cela participait aussi à l'amour que je lui portais. Son intelligence, sa vivacité d'esprit, son comportement avec les gens - même si je n'avais pas encore une idée très étendue de sa générosité -, tout cela me faisait l'aimer plus encore, jour après jour.

Nous entrâmes à ce moment dans la chambre et Clarisse s'empressa auprès d'elle, pour l'aider à ôter sa robe et se coiffer. J'avais remarqué que la jeune fille était toujours un peu gênée de le faire en ma présence, mais j'estimais qu'Héloïse étant ma femme, je pouvais bien la regarder se préparer pour la nuit. Sans compter que cela était un spectacle des plus plaisants, mais aussi apaisants, pour mes yeux.

Et ce soir-là, je devais bien reconnaître que j'avais besoin d'un peu d'apaisement, après les révélations de notre hôte concernant Luxley. Ainsi, il sévissait toujours dans la région de Fort William : au moins ma revanche serait toujours possible. Mais je ne savais pas encore comment m'y prendre et, à n'en pas douter, mon oncle ne verrait pas d'un bon œil le fait que je projette d'occire un capitaine de l'armée anglaise. Rien que pour cela, il serait capable d'œuvrer pour que je ne sois jamais laird d'Inverie. Et je tenais à Inverie avec rage et volonté. Seule Héloïse pourrait, peut-être, me détourner de ma terre ou me faire y renoncer. Mais je savais aussi que ce serait quelque chose qu'elle ne ferait jamais, qu'elle ne me demanderait jamais.

Aussi portai-je peu d'attention à l'attitude de Clarisse vis-à-vis de moi et m'installai-je confortablement dans un fauteuil après m'être servi un verre de whisky et avoir retiré mes bottes. Pensif, je regardais les petites flammes de la cheminée éclairer d'une douce chaleur la peau de ma femme. Je me sentis ému devant tant de beauté et je revis très nettement et très violemment l'image de Jennie, nue et en sang, sur son lit. Il me semblait que jamais cette image ne s'effacerait de ma mémoire.

- J'ai beaucoup aimé cette soirée contée.

La voix d'Héloïse me tira de mes souvenirs. Je redressai la tête. Clarisse était en train de l'aider à enfiler sa chemise de nuit, me cachant ainsi sa poitrine aux seins tendus et son ventre doux. Je faillis dire à la jeune fille que c'était inutile, car ladite chemise allait se retrouver, dès qu'elle serait sortie de la chambre, au mieux sur le dossier d'un fauteuil, au pire, bouchonnée par terre sans ménagement. Mais je me retins et répondis plutôt à ma chère et tendre :

- Ce sont toujours des moments plaisants. Et les conteurs de mon pays ont beaucoup d'histoires dans leurs mémoires. C'est une longue tradition.

- Et je l'aime beaucoup. Même si j'avais besoin de vous pour bien comprendre. Ces histoires de fées et de lutins sont si imagées !

- Méfiez-vous, mon aimée ! Ce ne sont pas que des légendes… Les fées et les lutins existent réellement.

Je la vis sourire et cela me fit du bien : le souvenir de Jennie et d'Alec s'estompait lentement. Mais mon visage devait être un peu pâle, car Héloïse me fixa un moment à travers le reflet du miroir. Elle ne dit rien cependant et attendit patiemment que Clarisse ait fini de la coiffer. Puis la jeune fille nous souhaita une bonne nuit et se retira discrètement.

Ma belle et tendre se releva alors et, lentement, elle vint vers moi. Elle avait quelque chose d'une déesse antique, ou plutôt de ces statues de la Vierge, si simples et si aimantes, que l'on trouve dans nos petites chapelles. Mais elle n'était ni une déesse lointaine, ni une statue de plâtre. Elle était la vie. Ma vie.

Elle se tint debout devant moi et je posai ma tête entre ses seins, l'entourant de mes bras. Je fermai les yeux un moment, savourant cette tendresse qu'elle m'offrait si généreusement. La caresse de ses doigts dans mes boucles rousses me fit frissonner. Elle savait m'émouvoir en de si simples gestes !

- Mon bel Highlander est-il fatigué ce soir ?

- Un peu, oui, dis-je en pensant m'en tirer à si bon compte. La journée a été longue et bien remplie.

- As-tu appris des nouvelles de Dunvegan en parlant avec Brian ?

- Quelques-unes. De ce qu'il en sait des derniers échanges que ses hommes ont pu avoir avec ceux de mon oncle, dans le courant de l'été, tout allait bien là-bas.

Les yeux toujours fermés, profitant de ses caresses, je tournai un peu la tête, la frottant contre son corps dont je n'ignorais rien des courbes, à travers sa chemise de nuit. Je finis par pousser un long soupir : j'étais bien, là, et je n'avais pas envie de bouger.

- Il me tarde de faire leur connaissance, tu sais, poursuivit Héloïse. J'ai hâte de connaître ta sœur ! Mais...

- Hum... Mais quoi ? demandai-je innocemment, sans me méfier de ce que cette question allait cacher.

- Mais, tu ne m'as pas dit pourquoi elle n'était pas mariée. Crois-tu qu'elle l'aura fait durant ton absence ? Moi, je ne voulais pas me marier tant que François n'était pas là, mais elle... Elle est beaucoup plus âgée que moi !

Je crus manquer de souffle, et ce fut, lors de mon inspiration suivante, comme si l'air me brûlait les poumons. Toute cette douceur s'était évanouie, emportée à nouveau par les flots du passé. Je ne pus réprimer une grimace de souffrance, qu'heureusement Héloïse ne vit pas. Mais je resserrai aussi mon étreinte autour de sa taille et elle sentit immédiatement la tension monter en moi, mes muscles durcir, autant ceux de mes bras que ceux de ma nuque. Elle frissonna en retour et dit :

- Pardonne-moi, Kyrian, si j'ai posé une question indiscrète, mais... Je ne veux pas faire d'impair non plus, en voyant Jennie...

- Je comprends, lâchai-je finalement, en me demandant bien comment j'avais pu réussir à garder une voix quasi normale.

Je marquai un temps de silence, puis je m'écartai d'elle. Nos regards se croisèrent et je compris que l'heure des aveux avait sonné. En soupirant à nouveau, je me renfonçai dans le fauteuil. Héloïse en tira un pour s'asseoir face à moi. Je me resservis un verre de whisky et lui en proposai un petit qu'elle accepta. Elle devait sentir, à mon expression et à la tension qui s'était soudainement emparée de moi, qu'il lui serait nécessaire. Je rejetai ma tête en arrière, la nuque contre le dossier du fauteuil et j'entamai mon récit :

- J'avais six ans. C'était en septembre, l'année de ta naissance. Les Anglais avaient imposé le paiement d'une taxe. Ils sont venus à plusieurs. A Inverie. Mon père était mort l'année précédente, lors de la bataille de Sheriffmuir, bataille qu'il avait menée aux côtés de mon oncle Craig et d'Hugues, notamment, qui faisait là ses premières expériences de combattant. Mon oncle est rentré blessé et Alec a pris les rênes du domaine, par nécessité. Nous n'avions pas le choix. Mais mon frère, de ce que je m'en souviens, était une sacrée tête de mule d'Ecossais ! Il avait la haine contre les Anglais qui avaient tué notre père et plusieurs des hommes qui l'avaient accompagné à la bataille. Il ne voulait pas payer la taxe... Il a été fouetté et pendu pour son refus.

Héloïse serra sa main autour de son verre. Jamais encore je ne lui avais parlé d'Alec. Ses yeux étaient agrandis par l'effroi.

- Jennie... Jennie a été violée. Par le capitaine des soldats, celui-là même qui est encore en poste à Fort William. C'est aussi une des raisons pour lesquelles j'ai voulu passer par une route plus au nord, pour venir jusqu'ici. Je ne voulais pas...

- ... te retrouver face à lui ? demanda Héloïse doucement alors que ma voix était restée en suspens.

- Non, je ne voulais pas être tenté de le tuer. Alors que je te ramenais chez nous.

Elle hocha la tête : elle comprenait.

- Quel âge... avait Jennie exactement ?

- 14 ans. Elle en a 32 maintenant. Il est trop tard pour elle pour se marier. Enfin... à moins que quelque chose la décide, mais... j'ai des doutes. Mon oncle Craig lui a présenté plusieurs partis possibles, des hommes bien. Je veux dire, pas des rustres. Des hommes dignes d'elle. Mais elle a toujours refusé. Je pense... Je pense qu'elle ne veut tout simplement pas d'un homme dans sa vie. Elle a été brisée ce jour-là. John Luxley a brisé quelque chose en elle, irrémédiablement. Sans compter la mort d'Alec.

- Elle t'a confié cela ? Je veux dire... Elle a parlé de ses craintes avec toi ?

- Non. Jamais. Jamais nous n'avons reparlé de tout cela, du moins, pas directement. Je n'ai jamais osé non plus... Mais je n'oublierai jamais ce jour.

Héloïse reposa son verre sur le guéridon et se leva. Elle reprit ma tête contre sa poitrine et me caressa la nuque avec douceur. Mais je ne la gardai pas contre moi. Je me relevai aussi, la dominant de ma haute taille et je la pris dans mes bras.

- J'ai la haine en moi, depuis ce jour. Au début, c'était une haine généralisée, contre tout ce qui était anglais. J'ai appris... à faire la part des choses. J'ai été confronté à la violence et l'injustice, très tôt. Ce sont des choses que l'on n'oublie pas.

- Que puis-je faire ? me demanda Héloïse avec douceur, après un temps de silence. Puis-je faire... quelque chose ? Pour toi ? Maintenant ? Pour Jennie, demain ?

- L'aimer comme si elle était ta sœur.

- Je le ferai.

- Pour moi... Tu ne peux rien pour moi en ce qui concerne Luxley. Un jour... peut-être...

Ma voix devint vague et lointaine. Je pris soudain conscience du corps d'Héloïse, frissonnant entre mes bras.

- Tu as peur ?

- Non...

- Pourquoi trembles-tu ? Tu n'as pas peur de moi, au moins ?

- Non, bien sûr que non..., sourit-elle. J'ai froid, c'est tout.

Et cette remarque me désarma tout à fait.

- Pardonne-moi, chérie... Va t'allonger. J'ai besoin... d'un autre petit verre, avant de te rejoindre.

Elle me sourit avec bienveillance, comme une mère passerait un caprice à son enfant. Cela me fit un effet étrange. Mais elle me laissa et gagna le lit. Je l'entendis se blottir d'aise sous le chaud édredon de plumes. Je restai un moment, debout devant la cheminée, le verre à la main. Je prenais une lampée, une petite, de temps en temps, faisant durer cette dégustation. Je finis par remettre quelques bûches, puis je m'étirai longuement. Mon verre était vide, mais le remplir ne servirait à rien. En tout cas, pas à effacer les souvenirs. Au pire, boire encore ne ferait qu'alimenter ma haine et je savais que ce n'était pas la solution.

Quand je rejoignis Héloïse, j'eus la surprise de découvrir qu'elle ne dormait pas. Elle me fixa de ses beaux yeux bleus et je n'eus qu'une envie : me perdre dans son regard, dans son corps, encore et encore. Il y eut une certaine forme de désespérance dans mon étreinte, mais elle me rendit tout son amour, sa tendresse en retour, et cela m'apaisa.

Maintenant, elle connaissait une de mes failles.

**

La chasse au cerf eut lieu trois jours après les aveux de Kyrian. Au cours de ces journées, j'avais profité d'un relatif isolement causé par mon manque de connaissances en gaëlique pour réfléchir à tout ce qu'il m'avait dit. Je mesurais qu'il me faudrait sans doute réfréner plus d'une fois ses envies d'en découdre avec Luxley. Mais je savais aussi qu'il nous faudrait nous méfier de cet homme, et peut-être plus que d'aucun autre Anglais se trouvant en Ecosse. Je pensais à Jennie que je ne connaissais pas encore. Je comprenais mieux aussi pourquoi Kyrian m'avait dit qu'il ne supporterait pas de me faire du mal. Et même si nos étreintes étaient parfois très passionnées, il veillait toujours à moi, à ne pas se laisser emporter par la fougue de son désir. Ce respect qu'il avait pour moi n'était pas seulement dû à son amour, mais aussi à ce qui était arrivé à Jennie. Aussi fus-je attentive à le rassurer quand, parfois, il avait le sentiment de se laisser emporter.

Mes autres interrogations portaient aussi sur les révélations de Clarisse. Je ne ressentais rien de particulier pour le moment aussi avais-je décidé prudemment d'attendre que nous soyons au moins à Dunvegan pour aborder la question de l'enfant avec Kyrian. Je me disais aussi avec raison qu'il y aurait là-bas plusieurs femmes expérimentées et que je pourrais sans doute faire part de mes interrogations à l'une ou plusieurs d'entre elles, afin d'être certaine de ma grossesse.

Nous nous étions levés avant l'aube pour participer à la chasse. Le cerf avait été repéré dans les bois alentours et les hommes, à pied, étaient déjà partis le traquer avant que nous ne quittions le château. Chaudement enveloppée dans un manteau d'hiver, j'étais heureuse, malgré l'heure matinale, de monter à nouveau à cheval. Kyrian se tenait à mes côtés et nous avancions tranquillement en compagnie du laird et de ses proches, dont son fils, pour nous rendre sur les lieux. Tout était encore calme autour de nous. La journée promettait d'être une belle journée d'automne, car le ciel était clair. Quand le soleil émergea au-dessus des montagnes, il fit aussi se lever un léger banc de brume sur le loch. Les arbres portaient encore des feuilles qui me parurent dorées et chatoyantes dans les premiers rayons. C'était magnifique.

Nous fûmes bientôt dans les bois, mais, par précaution, les dames restèrent un peu en arrière. On entendait au loin les cris des hommes, des chiens. J'imaginai la bête traquée, fuyant. Mon cœur se serra pour elle et pour cette beauté sacrifiée. Mais cette chasse était utile et permettrait de nourrir les hommes. Car à côté du cerf qui était poursuivi pour les gens du château, d'autres animaux fuyaient aussi devant les chasseurs : lapins, sangliers, chevreuils. Ceux qui seraient tués seraient donnés aux paysans des alentours, pour l'hiver.

Midi approchait et nous n'avions toujours pas abattu le cerf. Je commençais à sentir la faim, mon estomac gargouillait. Cela dut s'entendre car Kyrian me jeta un regard amusé, et, sans rien me dire, il prit dans la poche de sa selle un morceau de pain qu'il me tendit. Je le dévorai avec plaisir. Puis nous approchâmes d'une clairière où, sur une grande souche, avait été dressée une table, ou du moins, ce qui pouvait en faire office. Un repas nous attendait là. Si les dames purent s'asseoir, les hommes restèrent debout, Brian attentif à ce que lui rapportaient ses hommes sur le déroulement de la chasse. Il me sembla comprendre que le cerf allait nous faire courir un bon moment. Même si j'appréciais la sortie, j'espérais cependant qu'il ne nous mènerait pas jusqu'à la tombée de la nuit.

Il fut finalement abattu trois heures plus tard, assez loin du château. Nous avions commencé à rebrousser chemin, Lady Fiona, deux autres femmes et moi-même, ainsi que Kyrian et deux autres hommes qui nous servaient de petite escorte. Les autres poursuivaient la chasse. Nous arrivâmes en vue d'Eilean Donan alors que le soir tombait. Le soleil perçait à travers les nuages qui avaient gagné le ciel au fil de la journée, créant ces couleurs somptueuses dont Kyrian m'avait déjà si souvent parlé et que j'avais pu admirer plus d'une fois au cours de notre voyage. Je retins un soupir d'impatience : il me tardait d'admirer de tels soirs depuis Inverie.

Mais une surprise nous attendait devant le pont-levis, alors que nous nous avancions sur la petite bande de terre menant à l'île où le château était construit. Un homme de haute stature, aux cheveux sombres, se tenait là. Dès qu'il l'aperçut, Kyrian lança son cheval au trot, en sauta avant même qu'il soit arrêté et les deux hommes s'étreignirent avec joie. Je m'approchai avec curiosité. Un temps, je m'étais demandé si cet homme était un de ses cousins, mais je compris bien vite que j'allais être présentée à Hugues.

- Hugues ! Tu es venu jusqu'ici ! s'exclama Kyrian avec joie.

- Sacré gamin ! Nous commencions à nous demander où tu étais passé. On t'attendait plus tôt que cela à Dunvegan ! J'ai fini par décider de venir jusque par ici, me doutant que tu aurais pris cette route.

- Vous aviez reçu ma lettre ?

- Celles de France ? Oui. Et une de Dundee aussi. Après...

- Je n'en ai pas écrit d'autres. J'allais aussi vite que le courrier ou presque.

Hugues avait souri. Les deux hommes se tenaient encore par l'épaule, chacun ayant posé sa main droite sur l'épaule gauche de son vis-à-vis. Je me sentais émue par leurs retrouvailles. Plusieurs années avaient passé pour eux deux, ils auraient beaucoup de choses à se raconter. Mais je voyais aussi de la curiosité dans le regard d'Hugues : il prenait la mesure de ce que Kyrian était devenu. Il avait vu partir un tout jeune homme, blessé dans son amour-propre pour une faute de jeunesse, et il voyait revenir un homme, expérimenté par la guerre. Je ne savais pas encore qu'Hugues allait bien vite déceler chez Kyrian l'influence que je pouvais avoir sur lui, car, à cette époque de notre vie commune, je n'en avais pas encore pris conscience.

Kyrian lâcha le premier l'épaule de son ami et se tourna vers moi. Mon cheval était désormais à côté du sien. Il m'aida à descendre et me mena vers Hugues.

- Hugues, voici Lady Héloïse MacLeod, d'Inverie.

Je fus surprise qu'il me présentât ainsi, sans dire un mot de mes origines françaises, ce qu'il avait fait jusqu'à présent. Mais sans doute que les choses pouvaient être différentes maintenant qu'il était en présence de quelqu'un de son clan. Le visage d'Hugues resta un moment impassible, il me fixait de ses petits yeux noirs, cachés sous des sourcils broussailleux. Il était grand, tout en force, assez semblable à l'idée que je m'étais faite de lui, d'après ce que Kyrian m'en avait décrit. Je n'étais donc pas très étonnée de son peu de réactions. Mais je fus touchée par son sourire quand celui-ci éclaira son visage. Il pencha légèrement la tête en avant pour me saluer :

- Nous ne sommes pas encore en terre MacLeod, dit-il, mais bienvenue à vous, Lady Héloïse. Très heureux de faire votre connaissance.

- Moi aussi, Hugues, répondis-je dans un gaëlique hésitant alors qu'il m'avait parlé en anglais. Kyrian m'a beaucoup parlé de vous et j'étais impatiente de faire votre connaissance.

En m'entendant parler dans sa langue, je vis une lueur d'étonnement passer dans son regard. Mais il en parut satisfait.

Lady Fiona s'approchait maintenant et Hugues la salua. Apparemment, ils devaient se connaître car Kyrian n'eut pas besoin de le présenter. Nous rentrâmes alors tous dans le château et nous nous préparâmes pour attendre les chasseurs qui ne rentrèrent qu'à la nuit tombante, ramenant le grand cerf sur une carriole. Le repas fut très animé et nous nous couchâmes fort tard. Mais en se blottissant contre moi, Kyrian me murmura :

- Nous n'allons plus tarder maintenant à partir pour Dunvegan.

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