Chapitre 19 (première partie)

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Château de Dunvegan, novembre 1734

Nous fîmes le voyage jusqu'à Dunvegan en compagnie de Hugues pour seule escorte. L'île de Skye étant toute proche, le passage se fit à bord d'une barque. Sur l'autre rive nous attendaient une voiture. Je décidai de monter un peu à cheval, j'en avais assez d'être assise toute la journée. J'allai ainsi quelques heures. Il nous fallut deux jours à peine pour atteindre Dunvegan. L'île était austère, telle que me l'avait décrite Kyrian, surtout en cette saison. Le soir tombait tôt, même si le soleil nous offrait de belles couleurs pour son coucher. Nous arrivâmes sous une petite pluie fine, de ces pluies qu'on ne connaît pas sur les bords de Loire, qui semblent anodines, mais qui transpercent les manteaux les plus épais, les vêtements les plus chauds.

Si j'avais chevauché un peu le matin de cette dernière journée de voyage, je m'étais réfugiée avant midi dans la voiture, avec Clarisse. Kyrian et Hugues poursuivaient le voyage à cheval, comme insensibles à la pluie. Je pensais aussi que Kyrian voulait arriver ainsi chez lui, ce qui était plus noble que dans une voiture.

Le château était situé sur une sorte de petit promontoire et donnait sur la mer, au fond d'une anse abritée qui, elle-même, débouchait sur le Loch Dunvegan. Il était à mi-chemin entre un château-fort du Moyen-Age et une résidence plus moderne. Ses tours, dont le donjon, avaient un aspect défensif, de même que les créneaux en haut des murs. Je constaterais d'ailleurs dès le lendemain que plusieurs canons complétaient le système de défense du château. Mais ses fenêtres étaient hautes, laissant entrer la lumière. On y accédait par un pont qui donnait sur une cour assez large. Les écuries étaient situées sur le côté. De là, une porte d'aspect austère s'ouvrait sur un escalier de pierre, aux marches hautes. Quand on y pénétrait, on se demandait un peu si on n'entrait pas dans l'antre du diable, le passage étant sombre car sans ouverture autre que la porte.

Alors qu'un palefrenier venait s'occuper des chevaux de Hugues et de Kyrian, ce dernier ouvrit la porte de la voiture et m'aida à descendre. Comme toujours lorsque je gardais longtemps une position, et notamment assise, ma claudication était plus marquée durant quelques pas, le temps que ma jambe retrouve un peu de souplesse. J'avais, dans la voiture, gardé mon manteau, mais défait la large capuche qui couvrait mes cheveux, aussi apparus-je tête nue à tous ceux qui nous guettaient depuis les fenêtres. Je devinais des regards curieux, intrigués. D'autres heureux, à commencer par celui de Jennie qui allait enfin revoir son frère.

Nous ne nous attardâmes pas dans la cour et Kyrian me guida dans l'escalier, alors que Hugues aidait Clarisse à descendre de la voiture et la menait à son tour. En haut des marches nous attendait une femme assez mince, légèrement plus grande que moi, aux longs cheveux châtain teinté de roux. Elle avait les mêmes yeux verts que Kyrian et avant même qu'il ait fait le moindre geste, je sus que c'était Jennie. En nous voyant apparaître, un grand sourire avait illuminé son visage que je trouvais très beau.

Malgré son désir d'étreindre sa sœur, Kyrian prit soin de moi et m'aida à monter les dernières marches avant de me lâcher la main et de lui ouvrir les bras. Elle lui sauta au cou, fermant les yeux. Je souriais, heureuse pour eux deux et j'eus une pensée pour François : moi aussi, quand j'avais retrouvé mon frère, je n'avais pendant quelques instants pensé qu'à lui, oublié tout ce qui se trouvait autour de moi tant j'avais été heureuse de le revoir.

Je compris assez bien les quelques mots que Jennie murmura à l'oreille de son frère, en gaëlique : sans bien parler encore, je parvenais maintenant à comprendre de quoi il était question, tout en étant incapable de traduire correctement ce que l'on me disait. D'avoir passé plusieurs journées dans l'atmosphère d'Eilean Donan m'avait aussi aidée à m'habituer à la musicalité de la langue, à ses sonorités, et ce petit séjour avait été un bon complément aux cours que me donnait Kyrian quasiment chaque jour. Un signe ne trompait pas, d'ailleurs : Hugues s'adressait à moi le plus possible en gaëlique, en parlant lentement et en articulant avec soin. Il fut, après Kyrian, celui que j'e comprendrais le mieux. Mais s'il voyait que je ne comprenais pas ce qu'il me disait, il le faisait alors en anglais.

Alors que Kyrian relâchait sa sœur, elle se tourna vers moi et demanda :

- Tu n'es pas revenu seul, petit frère...

- En effet. Héloïse et moi, nous nous sommes mariés en France. Jennie MacLeod d'Inverie, nièce de Craig et Elisabeth MacLeod de Dunvegan, fille de Roy et Soa MacLeod, je te présente Héloïse MacLeod d'Inverie, fille de René et Marguerite Du Breuil, sœur du Capitaine François Du Breuil.

Jennie et moi nous nous fixâmes quelques instants, avant qu'elle me prenne les mains, les serrant d'une pression entre les siennes, et me dise :

- Héloïse, j'aurais aimé te recevoir à Inverie, mais nous irons bientôt. Sois la bienvenue ici, dans le château de notre oncle, en terre MacLeod. Je suis très heureuse de faire ta connaissance.

- Merci de ton accueil, Jennie. Je suis moi aussi très heureuse de te connaître. J'étais impatiente de te voir enfin...

Elle me sourit, puis se tourna vers mon frère :

- Oncle Craig et Tante Elisabeth sont dans la grande salle. Ils vous y attendent.

- Alors, allons-y.

Jennie nous précéda dans des couloirs, nous prîmes un nouvel escalier, pour gagner le premier étage, avant de pénétrer dans la grande salle du château. Elle était un peu différente de celle d'Eilean Donan, car elle était plus en longueur et surtout, elle couvrait toute la surface de l'étage, avec des fenêtres donnant des deux côtés. Elle était donc assez lumineuse, du moins quand il faisait beau. On ne pouvait y accéder que par ses petits côtés. Si la porte d'entrée était large, j'aperçus une autre porte, derrière les fauteuils où se tenaient l'oncle et la tante de Kyrian. J'appris par la suite qu'elle menait à leurs appartements et qu'eux seuls - et quelques domestiques - l'empruntaient. Si on voulait aller les visiter, il fallait passer par un autre accès.

Dans la grande cheminée derrière eux brûlait un grand feu. Il faisait bon dans la pièce et j'acceptai de bonne grâce l'aide de Kyrian pour ôter mon manteau. Lorsque ce fut fait, il me mena devant son oncle et sa tante, les salua avec solennité et me présenta de la même façon qu'il m'avait présentée à Jennie. Je vis un certain étonnement s'afficher sur le visage de Craig et un petit sourire sur celui d'Elisabeth. Tous deux approchaient de la soixantaine, même si l'âge se lisait plus sur le visage de Craig.

Il me salua le premier, respectueusement, en français, mais demanda bien vite à Kyrian si je parlais gaëlique. Comprenant que je n'en étais encore qu'à des balbutiements, il utilisa l'anglais pour la suite de la conversation. Craig MacLeod était un beau vieillard, ses cheveux étaient d'un gris pâle, presque blancs. Il s'était laissé pousser la barbe, blanche elle aussi. Mais si son visage portait quelques rides marquées, ses yeux demeuraient vifs, attentifs à tout, intelligents. Sa voix était grave et profonde, et j'imaginais qu'elle devait porter loin. Il dégageait encore beaucoup d'autorité et de prestance.

Sa femme, Lady Elisabeth, avait un visage avenant, entouré d'une longue chevelure qu'elle tressait. Ses cheveux blonds étaient parsemés de quelques fils blancs. Contrairement à son mari, elle avait peu de rides, ses pommettes étaient assez prononcées et ses yeux marron. Je me dis que, lorsqu'elle était jeune, elle avait dû être une très belle femme, car elle l'était encore.

Nous fûmes invités à prendre place et à déguster un vin assez doux. Il me rappela un peu certains vins que mon père possédait dans sa cave et qu'il faisait venir d'Anjou. Craig fit remarquer à Kyrian qu'on s'attendait à son arrivée un peu plus tôt dans la saison. Il expliqua pourquoi il avait mis du temps à revenir, du fait de notre mariage, d'abord, puis du voyage et d'un arrêt un peu plus long que prévu à Eilean Donan. Craig hocha alors la tête et je compris qu'il voudrait très vite parler avec Kyrian de ses entrevues avec Brian MacKenzie.

Nous en étions encore à échanger quelques politesses, lorsqu'on entendit quelqu'un marcher à grands pas pour entrer dans la pièce. Puis une voix forte résonna sur les murs.

- Kyrian ! Te voilà enfin ! Et il paraît que tu nous ramènes une beauté de France...

Nous nous retournâmes et je vis alors un grand jeune homme traverser la pièce et venir jusqu'à nous. Kyrian s'était levé en l'entendant, le sourire aux lèvres. Ils s'étreignirent comme il avait étreint Hugues à Eilean Donan.

- Caleb !

- Kyrian ! Bienvenue !

- Heureux de te revoir...

- Moi aussi. Vraiment. Il était temps que tu reviennes, cousin !

A cet instant, une autre voix grave, mais plus fluette se fit entendre :

- Moi aussi, je suis heureux de te revoir.

Derrière Caleb s'avança un frêle jeune homme, légèrement plus petit que moi. Il avait de souples cheveux bruns, qu'il portait attachés sur la nuque. Son visage était fin, il avait presque des traits féminins. Il était très beau. Il souriait lui aussi, d'un mince sourire. Je devinai qu'il s'agissait de Manfred, ce que Kyrian me confirma l'instant d'après en le saluant avec autant de joie qu'il avait salué Caleb.

- Manfred ! Comment vas-tu ?

- Bien, bien, cher cousin. Je vois que tu as pris en force. On dirait même que tu as grandi !

Kyrian éclata de rire. Puis il se tourna vers moi et m'invita à me lever. Je fis quelques pas en claudiquant vers les deux frères qui me souhaitèrent à leur tour la bienvenue. Si je ne pus ignorer le regard appréciateur de l'aîné, je fus touchée par celui très sensible du plus jeune. A n'en pas douter, les deux frères étaient différents, mais aussi complémentaires. Ils prirent place avec nous et bien vite, la conversation devint animée. Parfois, Craig interrompait les trois jeunes hommes, mais il fallait bien reconnaître qu'il était difficile de leur couper la parole tant ils avaient de choses à se raconter ! Je me fis la remarque que les prochains repas seraient certainement très joyaux...

Durant l'absence de Kyrian, les deux frères s'étaient aussi mariés. Je fis la connaissance de leurs femmes lors du repas du soir, donné dans cette même salle. La femme de Caleb, Iona, était aussi frêle que son époux était grand et fort. Elle me parut triste, malgré son visage avenant. J'appris bien vite qu'ils n'avaient pas encore d'enfants et elle craignait d'être répudiée. Elle était tombée enceinte une fois, mais sa grossesse avait été interrompue par une mauvaise fièvre. Elle en avait perdu l'enfant et, depuis, elle ne parvenait pas à retomber enceinte. Je pus cependant déceler un fort lien d'amour entre les deux époux et je me doutai que ce serait difficile pour Caleb de renoncer à elle sous prétexte qu'elle ne parvenait pas à lui donner un héritier.

Quant à Manfred, il avait épousé une jeune fille très gaie, pétulante et pleine de vie, du même âge que lui, Ana. Ils avaient déjà un petit garçon.

Au cours de cette première soirée à Dunvegan, il me fut présenté beaucoup de monde. Je m'efforçai de mémoriser tous ces noms. Parmi les personnes les plus importantes, je retins cependant le nom du chef de la garde de Dunvegan, Dougal Gordon. Il était le frère d'Alex, l'intendant d'Inverie. Il était veuf depuis peu, mais avait une fille de deux ans de plus que moi, Abigail. Elle n'était pas encore mariée, mais il me sembla remarquer qu'elle portait beaucoup d'intérêt à Caleb et je me demandai si elle n'espérait pas prendre, tôt ou tard, la place d'Iona, si ce n'était dans le cœur, au moins dans le lit du fils aîné de Craig.

Enfin, au terme de cette longue, mais riche journée, je ne fus pas mécontente de gagner notre chambre. Je me sentais un peu dans les brumes, en partie à cause du bon repas et d'un peu trop de vin, mais aussi du fait des nombreuses conversations, de tous ces nouveaux visages. Malgré cette fatigue bien compréhensible, j'étais heureuse de découvrir une nouvelle famille. Après tout, c'était désormais aussi ma famille.

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