Chapitre 14, partie 1 :
Will Marx :
Je scrute les braises face à moi, les branches d'arbres incandescentes. Elles brûlent rapidement, me calment, et me bercent. Je ne trouve pas le sommeil pour autant, bien trop conscient de ce qu'il se passe autour de moi, de ce qui me bouleverse.
Lorsque je suis revenu près de notre amas de bois, Angelo s'était assoupi adossé à un arbre, enfin c'est ce qu'il a tenté de faire croire. Je sais qu'à ce moment là il ne dormait pas, maintenant je suis certain que Morphée l'a rattrapé. Malgré ses paupières fermées, sa respiration était trop lourde et son corps trop crispé pour être endormi. J'ai fait attention à faire le moins de bruit possible et ne l'ai pas prévenu de mon retour. Pourtant, comme s'il avait senti ma présence, son corps s'est détendu quand je me suis assis à quelques mètres de lui.
Chaque fois que mes yeux dérivent vers lui, mon cœur se serre étrangement. Je me sens coupable et affreusement honteux.
Je n'étais pas très loin alors qu'il s'acharnait comme un forcené pour essayer d'oublier. Dissimulé derrière un tronc, j'ai tout vu, tout entendu. Ses ongles griffer sa peau déjà meurtrie, le bois frapper contre sa jambe et l'horrible bruit que cela faisait à chaque coup. Je l'ai regardé se faire du mal, entendu pleurer, écouté parler seul sans rien comprendre à chacune de ses phrases.
Je me sens minable de ne pas l'avoir l'arrêter. J'aurais dû me mettre à genoux devant lui pour le supplier de ne plus s'infliger de tels traitements, mais je n'en ai pas eu la force. C'est ma faute s'il en est arrivé là ce soir. Je suis le responsable de ce sang séché sur sa peau, de l'hématome qui recouvre son tibia, de ses ongles abîmés par les frottements sur ses avant-bras.
Je l'ai laissé faire, épiant la scène en laissant s'échapper quelques cruelles larmes qui m'ont dévasté.
J'aurais dû le rejoindre et l'implorer, le calmer, lui dire que j'étais désolé ; lui murmurer que je désirais sa bouche, encore, ses soupirs, plus forts. Mais à quoi bon ? Il serait resté sourd face à mes supplications, m'aurait insulté, rabaissé, rejeté, et je l'aurais probablement mérité.
Je suis resté longtemps éloigné, trois heures il me semble. J'ai hésité à y retourner. J'ai avancé, marché, tourné en rond jusqu'à ce que je me décide enfin à le rejoindre. Je n'ai pas eu le courage de l'abandonner, pourtant j'ai eu du mal à retrouver mon chemin, j'aurais pu m'en aller. Je crois m'être perdu plusieurs fois, mais suis revenu jusqu'à lui. Perdu au milieu d'arbres identiques, je suis parvenu à retrouver ma route parce que j'avais la volonté de le faire.
J'ai alors réalisé une chose terrifiante. Désormais mes pas trouverons les siens, que j'en sois conscient ou non, que ça me plaise ou pas.
Angelo m'a marqué au fer rouge.
J'observe son visage, orangé à cause des flammes, la pâleur de ses cheveux qui s'échappent de sa capuche et ses plaies réouvertes qu'il n'a visiblement pas essayé de cacher. Je me mords la langue pour éviter de jurer en voyant pour la centième fois le sang qui a coloré sa peau et ses vêtements. Je regrette de ne pas l'avoir empêché de se blesser, au moins cette fois.
La chaleur du brasier vient jusqu'à nous, bien que nous en soyons assez éloignés. Elle caresse ma peau, me réchauffe, pourtant mon sang est glacé.
J'ai réfléchi pendant que j'étais seul à errer, du moins j'ai tenté d'aligner deux pensées. J'ai pris la décision que ce qu'il s'est passé entre nous ne devait plus recommencer, encore moins quand je constate dans quel état il est désormais. Mais si ce " petit nous " qui commençait à fleurir ne peut pas être, et bien ma relation avec Marianna ne peut également plus durer. J'ai assez donné de ma personne pour notre couple et je ne veux plus le subir, je veux juste être libre et en paix avec moi-même. Pas enchaîné à elle comme un prisonnier à un boulet.
Angelo, je le désire, et ça me fait peur. Je souhaite le comprendre, déchiffrer l'algorithme complexe qui le recouvre et voir ce qu'il cache sous toute cette colère. J'ai envie de retirer sa souffrance et l'aider à combattre sa maladie pour enfin savoir qui il est vraiment. Je ne suis pas certain d'y arriver mais l'envie d'être près de lui me tord l'estomac. Ce n'est pas quelque chose de physique en soit, il ne s'agit pas d'un désir charnel. C'est émotionnel, des fichues d'émotions qui me relient à lui et ne demandent qu'à être glorifiées. Je veux le voir sous tous les angles, découvrir toutes ses facettes, aussi sombres soient-elles, jusqu'à pouvoir reconstruire le puzzle ardu qu'il est.
Mon regard ne le quitte pas, reste rivé à lui comme celui d'un assoiffé à une oasis, alors que mes doigts effleurent la couverture du carnet qui traîne sur le sol. L'envie de l'ouvrir pour découvrir ce qu'il cache m'envahit, pourtant je me contente de caresser le cuir usé sans me permettre le droit de voir ce qu'il passe le plus clair de son temps à griffonner là-dedans. J'ai plusieurs fois songé à lui demander ce qu'il dissimule entre les pages jaunies de ce bouquin sans trouver le courage d'énoncer ma question. Ce ne serait pas correct d'entrer dans son jardin secret sans qu'il prenne l'initiative de m'y inviter. Ma paume se pose sur la couverture, elle est froid et légèrement humide. J'ai la sensation que le cœur d'Angelo bat sous ma main, c'est étrange et puissant à la fois. J'ai l'impression que son âme est égarée dans ce livre, qu'il la sème à l'encre noire sur les lignes et bien que mes sens s'éveillent à l'idée d'en parcourir chaque mot, je ne me laisse pas tenter. Ce ne serait pas correct de s'immiscer dans sa tête sans son consentement, encore moins après ce que je lui ai fait.
La culpabilité m'étreint davantage, j'ai besoin de l'aider, de réparer mon erreur, et la seule option qu'il me reste après l'avoir observé se mutiler c'est de nettoyer tout ce foutoir.
Je récupère mon sac pour en sortir les soins que j'ai trouvé dans le van, ceux qui ont déjà servis pour désinfecter sa lèvre. Les manches de son manteau sont toujours relevées et je peux aisément effacer les traces rougeâtres sans trop d'efforts. J'imbibe une compresse d'alcool et lentement approche ma main de son bras gauche. J'avise son visage, ses paupières sont résolument closes et sa respiration calme, alors j'entre en action. Avec lenteur, je tamponne le carré de tissu sur sa peau, il frissonne mais ne semble pas se réveiller. J'efface le sang avec une douceur qui m'est sûrement nouvelle. Je ne veux ni le blesser ni l'effrayer. Ma tentative s'avère vaine, puisque ses grands yeux bruns s'ouvrent, horrifiés, et son corps se crispe instantanément.
Il me toise, me fusille du regard quelques secondes, puis les traits de son visage s'adoucissent lorsqu'il comprend que je désinfecte ses plaies.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te réveiller, murmuré-je la gorge serrée. Je ne supportais plus de voir ta peau dans cet état.
Il fronce les sourcils, me jauge un instant puis ses muscles contractés se relâchent. Je comprends ainsi qu'il me donne silencieusement son autorisation alors je reprends mes mouvements avec attention et délicatesse.
Il inspire brusquement par moments, d'autres il grogne ou siffle entre ses dents mais se laisse docilement faire. Je dépose la cinquième compresse salie sur le sol et m'attaque à son second bras. Nettoyer les blessures qu'il s'est infligé est plus douloureux que ce que j'imaginais, mais je continue. Pas uniquement parce que ça allège ma culpabilité, aussi parce que je veux qu'il comprenne que je suis désolé pour le tort que je lui ai causé. Que je regrette de m'être enfui et de l'avoir laissé dans cette incompréhension, que moi aussi je suis perdu et avais besoin de remettre les choses en ordres dans ma tête, même si en définitive c'est toujours une belle pagaille.
J'ignore ce que j'attends de lui, ou de moi finalement. Ce que je sais en revanche, c'est que je veux être présent pour lui sans que notre relation soit ambigüe. J'ai conscience de la gravité de la situation, qu'en brisant cet écart entre nous, je lui ai fait imaginer des choses qui ne peuvent pas exister. Alors je dois désormais lui faire comprendre que je ne le lâcherai pas malgré ça, que même si sur l'instant j'en avais profondément envie, cela ne peut plus se reproduire.
Une fois ses bras désinfectés, je guette d'un mauvais œil les marques qui recouvrent sa peau. Angelo suit le moindre de mes gestes, sans pour autant réagir. Je réalise qu'il m'en veut réellement, sinon il m'aurait déjà claqué mes quatre vérités au visage.
Une boule obstrue de nouveau ma gorge et je ne cesse vainement de déglutir. Mes doigts se dirigent vers les plaies, la pulpe de mon index survole les entailles alors qu'il ferme les yeux. Ses paupières sont plissées, ses sourcils froncés. Un air dévasté déforme les traits naturels de son visage et je ressens à quel point il essaie de combattre ses sentiments contradictoires. Un peu comme moi.
Il ne me regarde plus, alors un courage venu de je ne sais où me percute. J'attrape son bras, y approche mes lèvres et lentement elles effleurent les meurtrissures. À défaut de m'autoriser ce que je désire, je me laisse porter par autre chose. Pourtant, Angelo ne l'entend pas de cette façon, retire brusquement son bras et me guette comme s'il voulait me tuer.
— Je t'interdis de faire ça, Marx, crache-t-il d'une manière qui m'assomme complètement.
Je m'avoue vaincu et m'éloigne en retenant un râle de mécontentement. C'était prévisible... j'ai merdé en beauté. Je soupire longuement, torturé par cette foutue situation qui pèse déjà bien trop lourd. Je suis déçu de mon comportement, et me sens horriblement coupable. J'ai mérité d'être rejeté. Bien sûr que je le mérite également, ce regard hargneux qu'il me lance.
S'en suit un silence pesant et démotivant. Ignorant comment apaiser les tensions, je me lève et envisage de faire enfin cuire les victuailles que j'ai trouvé en cherchant le bois. Je fais chauffer les champignons et les châtaignes en tentant de me brûler le moins possible. Ce n'est évidemment pas choses facile, je peine à y parvenir. J'aimerais me plaindre et grogner de douleur mais je ne m'y autorise pas. Je me tais parce que ma souffrance est dérisoire face à celle d'Angelo.
Je lui tends une part et nous mangeons silencieusement. Le goût est ignoble mais se nourrir est indispensable. Ça remplit l'estomac, c'est ce qui prime pour le moment.
J'observe le ciel, la lune a disparue derrière d'épais nuages gorgés d'eau. Peu à peu quelques gouttes s'y échappent, une, deux, trois... jusqu'à ce que l'averse arrive et nous inonde presque. Le feu s'affaiblit, la pluie nous arrose et je vois du coin de l'œil DeNil frissonner.
Je me lève et agis rapidement, nous ne devons pas tomber malades, la situation est déjà bien trop critique. Je récupère plusieurs branches, plus ou moins épaisses que je plante dans la terre désormais ramollie. J'en aligne deux devant Angelo, puis deux autres derrière. Après avoir fouillé mon sac, je tends plusieurs de mes sweats sur les bouts de bois, créant ainsi une sorte de préau de tissu au-dessus de nos têtes. Il n'y a que peu d'espace entre les deux tentures alors je m'installe près de DeNil.
Il n'a rien dit mais a suivi mes mouvements alors que je façonnais notre abri de fortune. Son regard reconnaissant m'a effleuré trois secondes avant de reprendre un air impassible.
Il me tourne le dos et se recroqueville sur lui-même. Je l'observe un instant, la gorge nouée puis l'imite en soupirant. Le feu complètement éteint, il fait désormais nuit noire, et je patiente ainsi jusqu'à trouver le sommeil.
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