15 – MYLENE FARMER : L’Autre
Il est six heures lorsque je prends la route pour pas loin de sept de trajet. Pendant que les kilomètres défilent, je me remémore tous les éléments de ma mission, de mon dossier, de qui je suis maintenant, de ce que je vais devoir faire. Je n’ai de problème qu’avec peu de chose, sauf une, et pas des moindre, question sexe, mon expérience est un zéro pointé.
Aussi, pour gagner quelques dixièmes, j’ai étudié la théorie. Vous pensez immédiatement aux films dédiés, et vous avez raison, j’en ai regardé beaucoup. Après avoir été dégoûtée, avoir eu honte, et bien d’autres sentiments, je me suis dit que ce n’était rien d’autre que du cul entre des personnes consentantes et payées pour. Si j’y ai pris du plaisir, oui, j’ai eu mon tout premier orgasme, et d’autres ont suivis. J’ai également étudié beaucoup de tutos, et il y en a énormément, sur les trois orifices et bien d’autres endroits, techniques et possibilités.
Je passe quant à l’expérience engrangée sur l’utilisation de mes dix doigts, mais ça ne reste que de la théorie. Aussi, si comme on me l’a déjà dit, on ne sait rien en sortant de l’école, je vais devoir passer à la pratique, et en passer par les rencontres d’un soir. C’est ainsi que j’ai établi une stratégie que je qualifierais, d’indécente, pour devenir une prostituée qualifiée (de l’auto-persuasion bien évidemment). Dans un sens, je me dégoûte d’avoir à consommer du sexe, mais c’est ce que je dois faire pour réussir ma mission, non ? Est-ce que j’aurais fait ça, « avant », la réponse est bien évidemment négative.
Il y a aussi ce sentiment de non-dit, ce qu’on a fait de moi, et que j’ai accepté. D’une certaine façon, quelque chose en moi me pousse à réaliser cette mission pour découvrir ce qui se trame derrière le rideau. C’est là, sous-jacent, une impression fugace plus qu’un sentiment réel, mais qui donne la petite inflexion nécessaire.
Aussi, il y a quelques jours, je me suis inscrite sur deux sites de rencontres, un univers inconnu où, à peine mon inscription validée, des notifications par dizaines ont envahi ma messagerie. Le tri s’est fait naturellement, et j’ai porté mes choix sur les trente-cinq ans et plus ayant déjà fait leur vie. La plupart n’ont pas tardé à demander à me rencontrer, je commence dès ce soir, pour ne pas me laisser le temps de la réflexion, et les suivants aussi.
Lorsqu’on lit beaucoup, comme ça a été mon cas ces derniers temps, on apprend aussi qu’il y a des sites où on peut faire des rencontres vénales. Je me suis inscrite sur l’un d’eux, avec une photo montrant un peu de peau, quelques mots magiques revenant dans beaucoup d’annonces comme le manque d’expérience, et le vivier semble inépuisable.
Pour me préserver, j’ai réalisé qu’il fallait que je fasse impérativement la distinction entre faire l’amour avec des gens que j’ai pris le temps de connaître, au moins un peu, et baiser en monnayant mon corps avec des inconnus. Quand bien même ce soient des leurres, ça me permet de poser des jalons, de préserver une notion de sécurité qui n’existe pas dans la rue. J’ajoute ne pas avoir la boule au ventre à prendre rendez-vous pour peut-être un coup d’un soir, il y a toujours la possibilité de refuser. Prendre un rendez-vous tarifé, c’est une boule dans le ventre et ne plus pouvoir dire non.
Il y a un dernier élément à cette course que je m’impose, les trois mois, payés d’avance pour mon appartement ont commencé il y a six semaines, je n’en suis rendu compte lorsque le Lieutenant Christiane m’a remis le dossier contenant mes documents d’identité et administratifs, caf, sécu et autres, ainsi que le contrat de location. J’aurais aimé y trouver une photo, mais rien, juste 42 m³ pour une pièce de vie, une chambre, une salle de bain, 347 euros et 245 d’APL.
Si je dois ajouter à ce que je pourrais désigner comme une déconvenue, je ne toucherais rien d’autre de la CAF, je n’ai droit à rien de plus, je ne remplis pas les conditions. Il n’y a donc pas une petite sécurité supplémentaire. Quant à mon compte bancaire, ça faisait beaucoup quelques centaines dans ma tête, mais la réalité du mot « quelque » ne doit pas être la même pour tout le monde… En tout et pour tout, j’ai mille trois cents euros.
Comme vêtement, je n’ai que ce que j’ai emporté lors de mon départ du sud qui se résume à une paire de jean, un short, une tenue de sport et du petit linge. Certes, j’ai une mallette de maquillage et mes perruques, mais j’ai besoin d’une garde-robe pour… enfin vous voyez quoi… mon métier, et je ne sais pas ce qu’il va rester. Il faut manger aussi, et acheter bien d’autres choses encore.
Je n’ai jamais manqué de rien, et de fait, ça résonne comme une urgence. Tout ce qui s’enchaînent depuis quelques jours devient ma réalité au gré des kilomètres qui s’enchaînent, voir même de plus en plus réelle. Je sens de nombreux murs qui cèdent en moi, et chaque bande blanche tracée sur l’asphalte que je laisse derrière moi en est une brique de moins. Petit à petit, le marionnettiste entre dans l’ombre pour laisser Floriane, accompagnée de son alter-ego Eiffel, qui se gare rue de la petite lanterne.
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