22 – GREEN DAY : Boulevard of Broken Dreams

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Il y a peu de choses à dire sur ce rendez-vous. Pour lui, j’étais Valérie, la femme qu’il avait secrètement aimée durant toute sa vie et qu’il retrouvait par hasard au bar de l’hôtel où il se trouvait. C’était l’histoire qu’il se racontait, même à l’évidence de la grande différence d’âge qui était la nôtre. C’était le moment qu’il avait envie de vivre, pour lequel je n’avais eu qu’à émettre quelques borborygmes, onomatopées ou phrases courtes selon les circonstances.

Afin de poursuivre dans le classique, chaque histoire ayant aussi son revers, ici, c’était avant la porte de la chambre, puis une fois passée. Nul passage du rire aux larmes, plutôt le côté frustration qui s’était manifesté par du directif, un peu de rudesse, et un éventail d’insultes qui, faut-il le souhaiter, lui auront fait du bien. Il devait avoir complété son album pour la soirée, puisqu’il s’est endormi rapidement. J’ai cependant attendu 23 heures pour partir.

Si vous vous posez la question, je vous répondrais qu’il ne s’est rien passé d’autre dans mon corps que des coulissements humides, à la différence de mon client. J’ajouterais que dans ces circonstances, je me suis découverte plutôt bonne actrice, malgré le manque d’expérience qui est encore le mien. Rien de bien compliqué, seulement l’écouter pour l’encourager, lui dire ce qu’il a envie d’entendre pour le satisfaire.

Je marche tout en sachant la destination vers laquelle mes pas m’entraînent, vers le boulevard. Comme la veille, je me tapisse dans l’ombre, tout en essayant de passer inaperçue. Je planque, comme dans mon ancien métier. Une fois encore je regarde les tenues, le plus souvent courtes, échancrées et suggestives, aguichantes, mais jamais ultra-provocatrices, parfois même « classique ». Je ne ferais pas « tâche » de ce côté du trottoir avec la tenue qui est la mienne.

Ce qui me frappe, c’est ce sentiment de prostitution de rue, mais avec un plus, en ce sens qu’il semble y avoir une organisation. Au commissariat, j’entendais parfois certains en parler comme d’un bordel organisé, mais ici, ça ne rime pas avec bazar, mais plutôt comme une maison close à ciel ouvert. Chacune est à sa place, comme si elles étaient assises en rond d’oignon attendant que le client fasse son choix auprès de la mère-maquerelle.

Absorbée dans ce que je regarde, autant que dans mes pensées, je ne fais pas très attention, car j’entends « eh poulette, tu nous veux quoi là à mater depuis tout ce temps ? ». Telle une enfant prise le doigt dans le pot de confiture, je me retrouve en face d’une femme dans la quarantaine vêtue d’une jupe courte et d’un gilet en maille semblant couvrir un petit haut.

Totalement prise au dépourvu, je danse d’un pied sur l’autre tout en bafouillant des propos incompréhensibles. Elle ajoute « tu sais ma mignonne, on fait pas trop les filles ici, puis on aime pas trop les voyeurs, alors tu devrais aller te rincer l’œil ailleurs, c’est pas un spectacle ». Elle ne bouge pas, en impose par sa posture et sa voix grave, peut-être dû à la cigarette sur laquelle elle tire avant de souffler la fumée dans ma direction.

Reprenant finalement mes esprits, et surtout le cours des choses, je ne trouve rien d’autre à lui dire que : « j’aimerais travailler ici, mais je ne connais rien de ce milieu, ni comment l’intégrer, alors regarder m’a semblé être ce que je pouvais faire pour comprendre ». Elle de me répondre « écoute p’tite fille, faire la pute, c’est pas un jeu pour les gamines en manque de bite, alors retournes jouer à la dînette avec tes boutonneux ».

Sa remarque me pique au vif, et dans une tirade qui me semble trop bien apprise, je lui sors quelque chose comme « écoutes, je n’ai plus ni père ni père, j’ai connu les foyers, les familles d’accueil, les fugues, les squats et la drogue. J’ai sucé pour un joint, j’ai baisé pour un sniff et tout le reste pour un shoot, même si tout est très vague, alors gamine, connais pas ! J’ai fini à l’hosto, en psy puis en désintoxe. Une association a fini de me retaper et m’a placée ici, loin du milieu toxique qui a été le mien pendant des années. Puis qui voudrait de moi, hein, qui pourrait avoir confiance alors qu’on ne verra que mon passé d’épave. Aussi, je préfère être heureuse sur le trottoir, volontairement, avec des copines, que malheureuse autre part. »

Tout semble tellement réel, c’est peut-être pour cela qu’elle reste interdite pendant quelques secondes. Ensuite, elle me prend par le bras pour me traîne sur le boulevard. Tout en regardant sa montre, elle me dit qu’elle attend un habitué qui arrive toujours vers la même heure. Que si j’y vais, qu’il est satisfait, elle pourra considérer ma demande. Ai-je vraiment le choix me dis-je dans ma tête, c’est là que tu dois être, ta mission, aussi je lui réponds « OK », sans hésitation.

Le silence se fait entre nous deux, les filles d’à côté ne disent rien, mon cœur bat de plus en plus fort, je sens ma bouche qui s’assèche. C’est là que je pourrais placer l’expression « les minutes les plus longues de ma vie » ? Oui, c’est tout à fait approprié à ce moment ! Vous vous imaginez, il y a quelques semaines, j’étais flic en service actif. Il y a quelques jours je baisais avec les inconnus d’un site de rencontres, mercredi pour la première fois contre de l’argent et là…

Là, je suis sur le trottoir, avec une prostituée qui me dit qu’en guise d’examen de passage, je vais devoir faire une fellation à cru sans en laisser une goutte, traduction : en avalant. J’essaye de regarder, d’observer pour me calmer. Il y a toujours quelques voitures qui remontent l’avenue, les conducteurs qui regardent le menu, s’arrêtent, ou pas, la fille qui s’avance puis monte, ou pas. De près ou de loin c’est une ronde régulière de véhicules avalés dans deux petites rues puis recrachés par une autre qui ramène les filles à leurs postes.

Lorsqu’une voiture s’arrête devant nous, j’ai l’impression que si les minutes ont été longues, elle, est arrivée trop vite. Ils échangent quelques secondes, elle me montre de la tête, il sourit tout en acquiescent, elle me fait signe d’approcher, il lui tend deux billets, elle les prend, puis elle me dit : « c’est à toi maintenant ». J’ouvre, prend place, et c’est à mon tour d’être avalée par l’une des ruelles.

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