27 – NATALIA M. KING : Forget Yourself
Nous sommes dimanche, pas de rendez-vous aujourd’hui, ni dans les jours qui suivent, dans la mesure où je ne sais pas comment je vais vivre ma première nuit demain, j’aviserais ensuite. Hier soir je suis allée voir Isabelle sur le boulevard. Elle a commencé par me donner mon bracelet, celui que je peux activer en cas de danger. D’aspect plutôt girly en métal argenté, il s’agit d’un jonc avec une plaque où est incrustée une pierre, le fameux bouton d’alerte. Il n’y a qu’elle qui peut l’ouvrir, ce qui me surprend un peu, mais elle ajoute que c’est pour notre sécurité, donc que ça évite de l’oublier.
Je lui ai aussi donner ma contribution, me faisant grâce des trois derniers jours d’août. Elle a aussi compensé un oubli, s’agissant des horaires. Si les filles du boulevard bénéficient de la protection des bikers, les services de la mairie ainsi que ceux de l’hôtel de police ont de leur côté fixés certaines conditions afin de limiter les inconvénients de notre profession.
En raison de la faible vitesse et des arrêts fréquents des « usagers », en horaires d’été du lundi au jeudi de 22h00 à 03h00, le vendredi et le samedi de 22 heures à 06h30, en horaires d’hiver, du lundi au jeudi de 21h00 à 02h00, le vendredi et le samedi de 21h00 à 06h30. Isabelle ajoute que nous devons respecter le repos dominical. Ce sont des conventions tacites que chacune doit respecter, et que tant la police nationale que municipale y veille.
Je profite de ce dimanche pour aller courir tôt matin. J’écoute une radio qui diffuse de la musique des années 80 à nos jours. Demain on fêtera les Sabine, je le sais, parce que c’est le jour où on tire le feu d’artifice dans mon village, jour anniversaire de sa fondation des siècles plus tôt. Drôle de coïncidence, surtout quand s’y ajouter, alors que j’y pense, la chanson de Sabrina « Boys Boys Boys » avec son refrain : « Boys, boys, boys, I'm looking for a good time, Boys, boys, boys, Get ready for my love… »
Une larme perle doucement sur ma joue. Je l’essuie d’un revers de main tout en reprenant ma course vers ma maison. Je passe à proximité de la ruche à livre, mercredi mon rapport n’y était plus, mais il n’y avait aucune réponse, juste du vide, un néant qui me fait toucher du doigt la solitude que je sens poindre au tréfonds de mes entrailles pour l’ensevelir aussitôt.
Je termine la matinée avec différents travaux ménagers que j’avais négligé ces derniers jours, ça fait du bien au moral. Après déjeuner, j’essaye de lire une romance bit-lit après l’avoir extraite de la bibliothèque. Je tiens à peine quelques pages avant de m’endormir pour me réveiller deux heures plus tard, haletante et en nage sur un horrible cauchemar.
Je me trouvais dans une cave sordide, attachée sur une paillasse jambes relevées pendant que tous les hommes et aïeuls en costumes d’époque de la famille de Lucas attendaient pour me violer tour à tour. Je me suis éveillée alors que juste avant de… il me murmurait à l’oreille : « la vie est injuste mais estime-toi heureuse, ce n'est pas elle qui te baisera, ce sera moi ».
Je suis restée de longues secondes à le chercher du regard sans le trouver, avant de me rendre compte qu’il n’y avait personne puis qu’aucun lien ne m’entravait, moins encore dans une cave décrépite, seulement sur ma terrasse, dans un bain de soleil à l’abri sous la pergola. Mes yeux se sont posés sur le livre que j’avais dû envoyer valdinguer, ouvert, ses pages tournaient et retournaient au gré des courants d’air. « Est-ce là le livre de ma vie, celui qui ne sait plus où il en est pour ne savoir sur quel page s’arrêter » me suis-je dit.
J’ai pris une douche pour essayer d’effacer ces images difficiles. Ensuite, je suis allée me promener, avec pour but de déposer quelques billets sur mon compte bancaire. J’ai regardé les billets qui garnissaient la boîte à sucre qui me servait de planque pour en extraire trois cents euros qui seraient suffisants pour le loyer et le « au cas où ».
Il faisait bon en cette fin d’après-midi. Des familles se promenaient, commençant certainement à envisager de rentrer, si ce n’était déjà le cas. Après avoir déposé mes sous, j’ai erré un long moment, l’esprit vide, un zombie n’aurait sans doute par eu meilleur comportement. J’ai repris conscience, je crois qu’il faut le dire de cette façon après une si longue déconnexion, à proximité d’un restaurant partagé, concept qui m’était inconnu.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à table avec un octogénaire, trop heureux de pouvoir discuter avec une jeune fille, et moi avec quelqu’un qui ne chercherait pas à mettre sa main dans ma culotte, même si ces yeux discutaient souvent avec mon décolleté. Un menu unique, aucune place vide pour favoriser les échanges, j’ai trouvé la démarche intéressante, la conversation avec Louis l’a été tout autant. Il a essentiellement parlé de sa vie, somme toute passionnante, ce qui m’a évité d’évoquer la mienne, voir même de simplement d’y penser.
En rentrant ce soir-là, j’ai tout déposé dans mon carnet, notant chaque évènement, chaque rencontre avec force de détails. Les pensées étant devenues des mots, et les sentiments des phrases, c’est apaisée que j’ai enfin pu trouver un sommeil rassurant.
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