40 – EUROPE : The Final Countdown

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Les jours s’égrènent, les uns après les autres. J’ai arrêté d’écrire des rapports aussi vides qu’une feuille blanche depuis plusieurs semaines, je ne trouve aucune raison de me raccrocher au néant. J’écrirais s’il y a quelque chose à signaler, puis de toute façon, depuis noël, les feuillets ont plutôt tendance à s’empiler. De toute façon, ma mission, qui s’apparente plutôt à ma nouvelle vie maintenant, n’est plus qu’un fil à peine rouge que je traîne sans plus y faire attention.

C’est le dernier lundi de ce mois de février, je porte le nouveau manteau que j’ai acheté, ultra-chaud pour supporter les nuits glaciales, de celles qui vous font espérer rapidement le prochain client afin de vous mettre au chaud dans sa voiture. Un spécial froid polaire m’avait dit Claudine, ce qui est bien indiqué quand la température est proche voir en dessous de zéro et que vous êtes quasi-nue dessous.

Je dis « quasi » car je suis encore moins habillée que les tenues que je porte habituellement comme celle de l’écolière, de la gothique… Samedi, avec Barbara et Stacy, nous avons joué à chi-fou-mi juste avant de commencer notre tour, et j’ai perdu. Le gage, nue sous son manteau. Les filles savaient qu’Isabelle ne voudrait pas, question de respectabilité du lieu, aussi ce soir, je suis plus proche de la strip-teaseuse déjà effeuillée que de la prostituée.

Tout ce que porte en haut c’est une paire d’adhésifs en croix sur les tétons, en bas, un porte-jarretelles avec un bas rouge et l’autre noir, mes bottes, et une jupe courte. En fait non, c’est plutôt une sorte de pagne avec un carré de tissu devant, un autre derrière, rien sur les côtés et ma peau en dessous. Mes deux comparses sont mortes de rire, Isabelle a souri, mais dans son rôle de matrone, seulement du bout des lèvres, soulignant que ce doit être exceptionnel. Faut-il ajouter que mes deux premiers clients en ont été ravis.

Il faut un soir et c’est celui-là qu’a choisi un drôle de personnage pour apparaître. Belle m’en avait parlé, seulement je l’avais presque oublié, ne l’ayant jamais vu. Il fait partie du gang de bikers, et selon les renseignements dont je dispose, il s’agit de leur comptable. Tout ce qu’elle m’a dit c’est que, s’il te choisit, tu ne dis rien, ne poses aucune question, tu attends que ça passe en serrant les dents, sans protester, quoiqu’il fasse ou envisage. C’est apparemment quelqu’un dont on ne parle pas, mais le regard en dit beaucoup.

C’est donc ce soir-là que la température descendit encore d’un cran lorsqu’une grosse berline allemande de couleur bleue a remonté le boulevard. A peine le véhicule est-il apparu que le nom de Carroll était déjà remonté jusqu’à moi. Vue le nombre de fois que j’ai espéré, je n’attendais plus grand chose, souhaitant autant que possible éviter un personnage que j’ai affublé du terme « glauque ».

C’est pourtant devant moi que le véhicule peint de la couleur d’un arc électrique stoppe. J’ai attendu que la vitre se baisse, comme à l’accoutumée, mais rien ne se produit. Perdue, je regarde Stacy qui me fait un simple signe de tête comme me dire « vas-y monte ». J’ai aussi l’impression que ses lèvres articulent une phrase, quelque chose comme « bon courage » suivi d’un sourire crispé. J’efface le pas qui me sépare de la portière.

Si je pensais me lover dans le cocon réconfortant d’un siège chauffant, c’est raté, je ne prononce même pas le « r » d’un poli bonsoir qui tombe dans le vide abyssal creusé par des yeux qui semblent ne me dire que « ta gueule pouffiasse » alors que le véhicule redémarre. Il doit avoir une bonne quarantaine, une immense tonsure sur le haut du crâne qui semble se terminer sur une sorte de chignon japonais.

Ce qu’il y a d’effrayant, c’est son visage, éclairé par le halo oranger du tableau de bord, avec la barbichette sur le menton, il ne lui manque que deux moignons de cornes pour ressembler à Hellboy. Il en a aussi le corps massif, à ce point que l’habitacle semble étriqué autour de lui, quant au volant, un simple cerceau entre ses mains colossales. Mon père disait de personnes semblables que si elles te mettaient une baffe, tu faisais trois tours dans ton slip sans toucher l’élastique. Combien en ferais-je moi qui ne porte rien ?

C’est bien le genre de question stupide que je peux me poser afin de me rassurer alors que ma confiance s’évapore aussi vite que de l’eau qui boue. Je m’en rajoute en me demandant si une fois dépliée, ma tête dépasserait sa ceinture ? J’ai vraiment besoin d’être rassérénée, ce type me fait peur comme jamais.

Dans le silence pesant qui m’enveloppe, je commence à regarder la route. Nous passons à côté de la maison des motards, puis nous suivons une direction vers laquelle je ne suis jamais allée, et pour cause, il s’agit d’une zone industrielle. Dans les méandres de celle-ci, il se dirige tout au fond d’une impasse qui n’a pas été atteinte par l’éclairage public, stoppe devant la dernière grille. Le clignotant orange qui en accompagne l’ouverture me fait penser à une sorte de décompte final. Il ne rime pas avec la chanson du groupe « Europe » mais plutôt avec la marche funèbre de Chopin, dont le rail du portal serait la portée, l’avancement de celui-ci les notes qui sont jouées à chaque fois que la lumière s’allume ou s’éteint.

A la façon d’un animal pris dans les phares d’une voiture, je scrute mon devenir dans ceux-ci. Je n’y trouve pour l’instant qu’un grillage tordu, des herbes folles et des cyprès aussi décharnés que fantomatiques. Une véritable atmosphère de coupe-gorge, alors, comme je le peux, j’essaye de me rassurer en me répétant les paroles d’Isabelle « nous en sommes toutes revenues, mais surtout prends le temps qu’il te faudra avant de regagner le boulevard ».

Le piano de Chopin s’est tu, la voiture avance, les phares se fixent sur un hangar qui ressemble à celui du garagiste au coin de votre rue. Le moteur cesse son feulement, mais les phares restent braqués sur la porte métallique alors qu’il ouvre sa portière pour s’y diriger. Je ne bouge pas jusqu’à ce qu’il me regarde, me faisant un signe de la tête. Dans la pénombre, ma main cherche un raccourci qu’elle ne veut pas trouver, mais elle déclenche quand même l’ouverture de la portière.

L’homme attend, son pied bat la mesure d’une impatience grandissante, sa main tient la poignée ouverte m’indiquant le terminus. Je me suis arrêtée un instant, bref, comme si je voulais m’essuyer les pieds sur un paillasson invisible. Une main posée au bas de mon dos me pousse à l’intérieur, la porte se referme dans un bruit métallique, le sarcophage est clos.

Il sait ménager ses effets, il veut entretenir la peur de sa victime, aussi, lorsque la lumière fût, mes yeux papillonnent avant de s’habituer aux diverses variations de rouges, mais aussi à essayer de comprendre ce que je regarde. Ma tête se penche, interrogative, une gymnaste se serait précipitée vers ses agrès, de mon côté, je fais un pas en arrière à mesure que j’essaye de comprendre chacune des machines lorsque deux mains se posent sur mes épaules, piégée.

Ça n’a rien à voir avec la chambre rouge de Christian Grey, mais plutôt à la salle de torture d’un maître inquisiteur durant le moyen-âge au nombre de chaîne qui pendent depuis l’encre du ciel. C’est à ce moment que je me rends compte que je tremble, pas de la douleur qu’il peut m’infliger, je m’en fiche comme de ma première petite culotte, mais de celle panique, d’être attachée.

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