46 – STEPHAN EICHER : Déjeuner en Paix

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Un chasseur vient lui murmurer à l’oreille. A cette suite, il se lève, me tend le dessus de sa main pour m’aider à me lever, je prends mon manteau, mon sac, il me présente son bras, c’est rassurant. Il m’indique que ses invités sont arrivés, de discuter de tout et de rien, mais en aucun de n’intervenir dans la transaction qu’il entend conclure. Que lui répondre d’autre que certainement je n’y comprendrais pas grand-chose.

Pour lui, je comprendrais sans problème de quoi il s’agit, ce qui est effectivement le cas s’agissant simplement de cybersécurité, au moins quant à l’idée générale. Le jargon technique et juridique, c’est de la haute voltige, aussi, tout ce que je me demande, c’est comment ils font pour apprécier ce qu’ils ont dans leurs assiettes ? Est-ce que c’est seulement un délicieux lubrifiant qui permet d’avaler les sommes faramineuses qu’ils évoquent sans précision chiffrée ?

Il a dû y avoir déjà beaucoup d’échanges et de réunions en amont dans la mesure où j’ai le sentiment que ce repas est plus une conclusions symbolique qu’autre chose. De mon côté, n’étant que peu sollicitée, je savoure chaque met. Ce qui est surprenant lorsqu’on pose l’assiette devant moi, c’est que je ne sais pas ce que je vais déguster, je peux identifier des ingrédients, mais c’est tout. La surprise est cependant toujours au rendez-vous. Parfois, c’est bien le goût attendu du visuel, souvent pas du tout, l’explosion des saveurs est, elle, toujours présente.

Bon, autant ne pas faire de mystère, je suis aussi une sorte d’attraction, la seule femme avec cinq hommes dont les yeux ne se privent pas de plonger sous les revers du blazer lorsqu’ils s’ouvrent au gré de mes mouvements. De plus, que doivent penser ces quatre paires d’yeux quand la cinquième ne vous présente ni comme sa compagne, ni comme sa secrétaire ou un membre de son entreprise, mais comme « Valériane, qui m’accompagne » ?

Alors, que dois-je faire ? Je fais la potiche qui ne fait pas attention en ne tirant pas sur la veste pour la remettre en place. Parfois, ça louche très fort, l’air de ne pas y toucher, surtout lorsque mon potier me fait, alors que j’ai les yeux dans mon assiette, signe de défaire le seul bouton. A un moment, j’en viens à me demander s’il pratique la langue des signes, mais surtout de la décrypter aussi bien quand je crois comprendre qu’il me demande d’ôter mon soutien-gorge.

Il y en a quand même pour un moment vu que je dois me déloquer presque totalement, alors je m’excuse pour aller me repoudrer le nez juste avant le dessert. Heureusement, le lieu est plus grand qu’une boîte à chaussures, et c’est parti, veste, jupe, body, soutif dans mon sac, string, pipi, papier-toilette, string, body, cloche-pied quand un talon se prend dans la ceinture de la jupe, veste, bouton, chasse d’eau.

Aussitôt assise, déboutonnage, fesses un peu reculées, poignées sur la table, le rideau est ouvert pour la représentation d’un concerto en bonnet D et piercing, les cierges illuminent la salle. Je me demande si Eric-Alexis souhaite transformer la belle nappe blanche damassée en toile de tente ? Me voilà transformée en l’attraction d’un peep-show qui ne dit pas son nom avec ce questionnement, vais-je boire mon thé avec cinq doses de lait quand il propose d’aller boire le café dans sa suite…

Qui en a eu l’idée, je ne sais plus, mais peu importe, l’image est devenue une réalité d’un aspect peu ragoûtant que j’ai avalé, non pas comme une enfant face à un horrible sirop, mais sensuellement et avec un sourire de délectation. Ce que je sais maintenant, les hommes, que leur virilité soit dorée à l’or fin ou non, sont tous les mêmes avec une prostituée, elle n’est qu’un simple objet vivant.

Cette sensation, je l’accepte avec un, je la tolère avec deux, je découvre qu’elle m’est insupportable au-delà car elle se multiplie au lieu de se succéder, passant à autre chose de l’une à l’autre. J’ai traversé la tempête en sondant le regard de celui que je n’ai pas bu, en m’accrochant à ses pupilles, en me baignant dans la mer chaude de ses yeux. Je voulais qu’il soit fier de moi, alors qu’il se tenait assis, jambes croisées, une main sur un genou, l’autre soutenant sa tête, immobile tel une version idoine du Penseur de Rodin, devant quatre bouchers se faisant force d’attendrir un unique morceau de viande.

A quel moment, je ne saurais le dire, je me suis absentée de moi-même, certainement celui où tout est devenu trop, là où il fallait partir, sortir de mon corps pour ne pas mourir, même si cela peut sembler extrême comme mot. Il ne reste que la poupée qui dit « oui » sans jamais pouvoir dire « stop », une version reptilienne commandée uniquement par le cerveau du même nom, un mannequin désarticulé qui souffre dans le silence des mots qui sont attendus de lui.

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