47 – ALAIN SOUCHON : Le jour et la Nuit
J’ai récupéré la serpillière plongée dans une eau répugnante qu’est mon corps au moment où la porte s’est refermée, des larmes se sont mises à coulées alors que je prenais conscience de la souffrance infligée dans la rémanence des sons de leurs voix, de leurs rires, de leurs insultes. Je ressens la rougeur de mes joues, de mes fesses, je sens un courant d’air aller et venir derrière, la douleur des muscles manuellement trop étirés devant, j’endure, me souviens de tout.
Je n’ai pas bougé lorsqu’une main chaude s’est glissée sous mes épaules, je n’ai pas cillé lorsqu’une autre s’est glissée sous mes genoux pour me retirer de la fange. Ce corps contre lequel je suis me semble l’opposé du monde d’où je proviens, bienveillant, oui, juste ça, seulement cela, pour que tout lâche dans un cri. C’est ce qu’entendrait le quidam, cependant, ce son serait ma complainte, celle d’une louve durement blessée suppliant la lune une dernière fois. L’entend-il celui qui vient de me déposer si délicatement dans une eau chaude et salvatrice, mais parviendra-t-elle seulement à toiletter le petit animal que j’étais un instant plus tôt ?
Je veux ouvrir les yeux autant que je ne le souhaite pas. Je veux la lumière et non la nuit, alors je demande à celui qui me baigne de ses deux mains, si elle est éclairée. Je ne reconnais pas ma voix, seulement la sienne qui me dit que je peux ouvrir mes paupières. Je regarde l’homme qui prend soin de moi, s’il n’est pas d’une beauté exceptionnelle, il est très attirant, d’un charme indéniable presque magnétique. Cependant, l’attraction ne fonctionne plus, les aimants ne s’attirent plus, désormais, ils se repoussent. Il n’y a plus de Maître, de Monsieur, seulement un John.
Ce que je ressens désormais, est un passage de la rémanence à la résilience. Je ne rejette pas ce qu’il me fait, je ne suis, de toute façon, pas encore en état. Ses mains sur mon corps me permettent de reprendre conscience de celui-ci. Il me lave, puis me rince, à l’extérieur, à l’intérieur. Je suis dans ses bras lorsque nous retournons dans sa chambre, où il ne subsiste rien de ce qui a été, pas même le fond d’un parfum de luxure. Il veut me montrer quoi, en fait une symbolique lorsqu’il ajoute : « vivre est un combat de tous les jours ».
Qui est ce personnage qui m’a tant subjuguée ? Une curiosité de ma part, je le hais, j’en suis là, tout autant que je m’exècre pour m’être avilie ainsi afin qu’il puisse être fier de ma prestation. Avec l’ambivalence de mes sentiments, je ne dis rien alors qu’il me dispose sur une table de massage nouvellement présente. Je le laisse oindre ma peau d’huile, puis délasser chaque partie de mon corps au recto comme au verso.
Dualité, ambiguïté, ce pourrait être aussi les mots autant que les maux qui sont les miens à cet instant. Qu’est-ce que je suis pour laisser prendre soin de moi un homme qui m’a donné aux chiens ? Que va-t-il m’arriver la prochaine fois ? Les animaux seront-il réels, et non des gens qui en ont le comportement ? Est-ce que ce serait pire dans la mesure où il y a toujours quelqu’un qui le commande ?
Tel est l’état de ma réflexion alors que je prends conscience de la sensation qui est la mienne, pour le moins déconcertante. Mon esprit échafaude des théories farfelues pendant que mon corps est dans un état de béatitude anormal. On dirait qu’il dort, que je ne peux rien y faire, que je ne le commande plus, sans en éprouver la nécessité.
J’ai déjà pensé tant de fois à ma condition, est-ce que c’est réellement ça une vie de prostituée ? Est-ce vraiment ça que d’être considérée comme une sous-espèce plus proche de l’animal que de l’être humain ? Est-ce que c’est toujours comme ça, n’ai-je pas d’autre nom que « pute » pour le gars qui m’embroche par derrière parce que sa femme lui dit qu’elle n’est pas une catin pour faire ça !
Cependant, je ne suis pas une actrice de la société, seulement un réceptacle. Celui de ceux qui payent quand ils ont seulement besoin d’une oreille compatissante, qui payent pour un moment d’amour, qui payent pour se vider, qui payent pour se défouler. Ne serait-il cependant pas plus simple de reprendre « Le Zizi » de Pierre Perret, bien que souvent je ne devine que de mes doigts, de mes lèvres ou de ma langue « ô gué ô gué ».
Je ne sais plus si j’ai lu ou entendu une phrase qui énonçait quelque chose dont le sens était qu’on s’habituait à tout. Il y a du vrai, je me suis « habituée » à ceux qui ont « X fois » mon âge, qui embaument la transpiration, qui ont oublié l’existence du savon, ceux qui viennent comme ils sont, parce que nous les prenons comme ils sont, car ils payent pour ce que nous sommes. Comment dit-on, « la nuit, tous les chats sont gris », les John ne sont plus que du flou dont la réalité se limite à une turgescence.
A leur nombre, cela me rendrait-il légitime à l’écriture d’une parodie ? Je n’en ai pas l’envie, peut-être que le texte rendrait tout cela bien trop réel…
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