52 – PATRICK TOPALOFF : Véronique
Je ne peux pas dire que j’ai bien dormi, mais je suis reposée ce matin. Je ne suis pas certaine qu’une nouvelle personne ait vue le jour, ni que le texte écrit soit fondateur de quelque chose, mais je me sens plutôt, hier habite au passé. Malgré le froid, je vais courir, laissant mes pas me guider vers la destination qu’ils choisissent. Tout droit, à gauche, à droite, il n’y a pas vraiment de choix, en fait si, la direction la plus lumineuse, la plus jolie, la plus… En fait non, ou si, est-ce un choix lorsque l’orientation se fait naturellement ?
Alors pourquoi me voici en direction du logis des bikers, à en faire le tour ? Je me souviens de ma mission, de l’objectif qui m’a été confié voici, neuf mois, et dont la gestation se poursuit. Que faire pour qu’elle n’atteigne pas celle d’une baleine ou d’une éléphante ? Derrière les parois rigides de mon soutien-gorge blindé, un petit objet se rappelle à mon « bon » souvenir, celui qui transperce le téton de mon sein gauche.
Forcer le destin, je pourrais jouer la provocation et rendre le truc à son propriétaire… et tout gâcher ? La voix de la raison ou foncer sans en mesurer les conséquences, c’est la question que je me pose alors que le froid commence à s’immiscer dans mes os puis que « Isabelle » fait « tilt » dans ma tête. La sagesse l’emporte, j’aviserais lorsque j’aurais entendu ce qu’elle a à me dire.
Affaire classée jusqu’à ce soir. « Résilience », c’est le mot que je prononce, « adaptabilité » suit c’est ce que je fais depuis toute petite en fait, « passer à autre chose ». Voilà une expression maintenant, puis c’est une image qui m’arrive, celle de mon père qui vient d’enlever les petites roues de mon vélo, celle où je pleure parce que je viens de tomber, celle où je crie que ça fait mal, que je ne veux pas recommencer. Il me pose une question :
- Sais-tu ce que font les cavaliers lorsqu’ils tombent de cheval ?
D’une voix pleine reniflement et de sanglots, je lui réponds bien évidemment « non », et lui de poursuivre :
- Ils remontent immédiatement en selle.
Lorsque je lui demande « pourquoi », il sait déjà qu’en réussissant à capter mon attention, il a gagné la partie :
- Parce que même s’ils sont effrayés, ils savent qu’ils doivent recommencer pour y arriver.
J’avoue que je ne me souviens plus très bien ensuite, mais le résultat est là, je sais faire du vélo. Certains diraient qu’à force de se cogner la tête contre le mur, il finira peut-être par céder, mais je n’en suis pas là, je me remets en selle après être tombée, c’est tout. Faut-il croire que tous les matins au petit-déj’, je trempe ma tartine de persévérance, beurrée de résilience, dans un thé d’optimisme !
Si j’en crois mon résonnement, ce serait l’apprentissage de la bicyclette qui me permettrait de passer à autre chose si rapidement. Je ne sais pas si ça tient vraiment debout, assis peut-être ? Je n’ai même pas pensé à annuler mes rendez-vous de cet après-midi en tous cas. Je poursuis ma course sur cette déduction, tout en vidant mon esprit afin de ne plus penser à mon père, ni à ma mère qui nous regardait.
Quelque part, je n’aurais pas pu annuler, enfin surtout le premier, avec Gilbert. Nos rencontres sont inclassables autant que bizarres, ou plutôt dérangeantes, ce serait le terme approprié. Il réside dans ce genre de maison qui font passer la vôtre pour une boîte à chaussure, avec des angles et des appuis faits de briques rouges, des fenêtres en cintre ou cintrées, des toits en ardoises, dont certains qui s’étirent vers le ciel comme la flèche d’une cathédrale. L’intérieur n’est pas en reste, il a suivi les époques sans renier ses origines, certains endroits sont majestueux, beaux sans être clinquants, mais surtout harmonieux.
La maison a une autre particularité, c’est l’espèce de petite tour qui ressemble à un clocher à bulbe d’inspiration russe. Si j’en sais autant sur sa maison, c’est que les deux premières fois où je m’y suis rendue, il m’a fait visiter chacune des treize pièces, sans compter la petite chapelle orthodoxe tout en haut de l’escalier à vis qui dessert les trois niveaux, caprice de l’épouse, venue de l’Oural, de son grand-père, à l’origine de la construction au tout début du vingtième siècle.
Ce qui est incommodant, pour en revenir à ça, est arrivé la troisième fois que je l’ai rencontré. Veuf depuis longtemps, ses enfants partout dans le monde, il n’a jamais pu retrouver quelqu’un à la hauteur de son amour pour sa belle disparue. Il la fait donc revivre régulièrement, par mon entremise, en portant ses vêtements, ses chaussures, un postiche qu’il a fait confectionner et son parfum. Ainsi, presque tous les mardis, sauf un… je deviens Véronique pour deux ou trois heures.
J’ai été dérouté par sa demande. Il n’y a rien d’inhabituel quand on veut m’appeler d’un autre prénom parce qu’au final, que ce soit Berthe, Mathilde, Théodosia ou Maëlys, de mon côté, je les appelle tous Mon Chou, bien que ce soit moi qui finisse fourrée à la crème… Là, il me demande d’être, de jouer quelqu’un d’autre. Il a répondu à ma question avant que je ne la pose, pourquoi pas une actrice ?
Avec une comédienne, on regarde mais on ne touche pas, et comme ils ont toujours été joueurs… On ne peut pas lui toucher les fesses, mettre la main sous sa jupe, pétrir sa poitrine. Elle ne touche pas sa virilité, ne passe pas la main sous sa chemise, ne bécote pas, on ne lui mordille pas l’oreille. Cependant, toutes les escortes, toutes les prostituées n’acceptent pas. Je l’ai fait, après réflexion, pour une raison qui a été une évidence, me sentir aimée.
Vous pourriez me dire qu’il n’y a rien de malsain à porter des vêtements de secondes mains, sauf que, dans ces circonstances… d’autant que je fais sensiblement la même taille, la même pointure qu’une personne décédée presque trente ans plus tôt. Chez Claudine, je ne sais pas qui a porté le vêtement avant, là, je le sais, j’essaye d’être. Plus encore quand il me décrit quelqu’un d’enjoué, de tactile alors que sa garde-robe est austère et corsetée.
Il n’y a aucune couleur autre que le noir et le gris pour les tailleurs, du blanc et l’écru pour les chemisiers. Quant à la lingerie, mes culottes en coton blanc sont hyper sexy à côté. Je porte les siennes, à taille haute, et pour, enfin j’ai regardé le nom car je ne le connaissais pas, un combiné porte-jarretelles pour les jupes au-dessous du genou, le modèle culotte, avec un pantalon, ou le type panty, et toujours avec des bas dans un ton caramel. Pour les bottes et chaussures, toujours haut, parfois trop, mais toujours épais, et quoique de très belles origines, une torture comme sans doute la volonté de ne pas être trop petite en comparaison de sa taille supérieure.
Je me suis demandée, face à ce hiatus, s’il me demandait réellement d’être elle, où l’idée qu’il pouvait s’en faire ? Peut-être que derrière l’ange se cachait une démone ? Ces réponses, je ne les aurais jamais, Gilbert me voulait comme dans son souvenir, mais à notre époque. En l’écoutant évoquer leurs souvenirs, j’ai appris à les connaître, eux, leurs enfants, son cabinet d’architecture, sa vie d’entrepreneur dans le bâtiment.
Du haut de ses presque soixante-dix printemps, il aimait commenter l’actualité, la politique, les faits de société et son évolution. Il rendait cela passionnant, aussi, pour ne pas être en reste, je me suis connectais à la France et au monde, ce que je n’avais jamais fait auparavant que d’une oreille distraite. J’ai appris avec lui la différence entre regarder et voir, entre écouter et entendre.
Comme il fallait parler du matériel, qu’il n’avait pas l’intention d’avoir des relations sexuelles, même s’il n’en avait pas besoin, je lui avais dit que l’heure serait à cent euros sans jamais pouvoir dépasser quatre, sauf s’il me prévenait à l’avance, que pour plus, il doublerait. Aussi, lorsque j’arrivais par la porte de service, croisant souvent l’un ou l’autre du couple qui s’occupait de l’intendance, je savais ce qu’il souhaitait, tout comme la durée.
La première fois, ma transformation en Véronique, même si elle était rapide, était comprise dans le temps. Depuis, j’arrive trente minutes avant, déjà maquillée, je fais résonner mes talons sur le bois de l’escalier à midi précise après avoir passé la tenue qui m’attend. Ensuite, c’est toujours la même chose, apéritif, déjeuner, discussions, souvenirs, quelques attouchements réciproques, parfois se promener dans le parc. Il arrive, rarement, parce que c’est ce qui représente une suite normale que je lui prodigue une gâterie, mais il est toujours heureux.
De mon côté, c’est une parenthèse heureuse que je ne prends pas pour autre chose, je profite, c’est tout. C’est lui qui prononce le clap de fin lorsqu’il dit qu’il va fait une petite sieste, c’est alors que je reprends le cours de ma vie. Comme certains de mes réguliers, il a mon numéro de téléphone, mais c’est le seul à qui j’ai dit très naturellement, au détour d’une question sibylline, mon vrai nom, pas celui d’emprunt, sans que ça ne me pose aucun problème. J’avais confiance, lui avait conscience de ce que je lui donnais.
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