54 – ALAIN BASHUNG : La Nuit Je Mens
Sur le chemin du retour, je pense à Eric-Alexis, qui peut être cet homme ? J’essaye pendant un instant de trouver du sens, une réponse, sauf que je n’en trouve aucune. Je reste avec le sentiment de n’avoir que trois ou quatre pièces d’un puzzle qui en compte cent. Tout ce qui en émerge, c’est « épreuve initiatique », la seule lumière dans le vide intersidéral de ce qui s’est passé.
Dans mes écouteurs, la station de radio diffuse un titre de Renaud, « ma chanson leur a pas plu », je ris toute seule tellement c’est drôle, et comme il le chante à la fin de chaque couplet, « n’en parlons plus ». C’est exactement ça, à force de chercher où il n’y a rien, forcément on ne trouve que le néant, aussi, comme je sais apparemment bien le faire, je passe à autre chose.
En rentrant, je prends quelques minutes afin de me changer les idées, vingt minutes de yoga, douche, dîner. Vient ensuite le dilemme, comment je vais m’habiller ce soir ? Le bas que j’ai filé aujourd’hui me donne une idée. J’enfile un collant ouvert chair, je trouve un second bas noir filé, et je déchire chacun, puis après les avoir enfilés, je les accroche au porte-jarretelle que j’ai passé. Je passe le soutien-gorge noir à coques, une jupe noire, très courte, à froufrous en dentelle et un gros pull de la même couleur. Je crêpe mes cheveux dans un désordre ordonné, puis fixe le tout avec deux kilos de laque. J’en termine avec un maquillage sombre y compris mes lèvres peintes en noir.
Alors que j’enfile mes bottes dont je remonte les zips tour à tour, je me sens comme un garagiste qui termine d’enfiler son bleu de travail. Sa spécialité, ce serait les vidanges, et en bon professionnel, il afficherait ses tarifs :
- 20 euros : contrôle des niveaux
- 30 euros : contrôle des niveaux avec appoint
- 40 euros : vidange
- 60 euros : vidange et filtre
Le parallèle ne va sans doute pas très loin, pas beaucoup plus que la notion de purge et de mécanicité, cependant ça me fait sourire, et puis, que viennent faire ces messieurs et que fait-on pour eux… Sur ces bonnes paroles, après avoir fait l’appoint dans mon sac, gothic-girl passe son manteau pour partir « dans la froidure vers d’autres aventures ».
Je descends de mon perchoir, puis les escaliers jusqu’aux caves, puis traverse la traboule, même si ce n’est pas vraiment ça, en comparaison de celles qui se visitent à Lyon, mais je lui ai quand même trouvé un nom. Toujours avec la même prudence, j’ouvre la porte, le froid se déverse sur mon visage, mes jambes… Je me dirige vers le boulevard, le remonte salue mes copines pour enfin trouver Dame Isa.
Un bonjour, la bise, on papote, puis arrive le nom, Carroll… A sa demande, je lui raconte, lui explique mon impossibilité d’être entravée ou attachée, puis ma rage s’agissant du piercing. Sur ce point, elle m’explique que, comme pour le bracelet, c’est une sorte de rituel d’appartenance au monde des bikers par la couleur rouge et noire des boules qui forment l’haltère. Ainsi, tous ceux qui gravitent milieu de la nuit ou de la prostitution savent qui te protège.
Elle m’explique qu’en fait, on teste les appareils que j’ai vu car comme ils en fabriquent à la demande pour la vente. Tout cela convient bien aux tendances de notre maniaque qui profite de l’immobilité pour ajouter de la douleur à de la douleur, une sorte de rite initiatique (encore !) auquel je semble avoir échappé en tombant dans les vapes. Elle ajoute en rigolant que je me suis enfuie de l’hôpital alors que Carroll discutait avec le médecin de garde.
En guise de conclusion, Isa me donne un morceau de papier sur lequel figure le nom et l’adresse d’un bar-restaurant où je dois le retrouver demain à 19h30 précise. Elle ajoute que je dois m’y présenter habillée pour la nuit car il me déposera ici ensuite. Elle insiste cependant sur deux points, le premier, de ne pas être surprise par l’endroit, le second, de bien me conformer à ce qu’il me demandera, s’il le fait.
On se quitte sur ces mots, de nouvelles questions ont remplacé celles avec lesquelles je suis arrivée, qui n’auront de réponses que le lendemain, encore. Je ne sais pas ce qu’il a dans la tête, surtout de donner rendez-vous dans un lieu public en me demandant de venir habillée… Quoique, ma tenue de ce soir n’est pas si outrancière que ce qu’on pourrait imaginer. Avant d’essayer de jouer à son propre jeu, s’il y en a un, voir ce qu’est cet endroit, puis soit jouer carrément la provoc’, soit tout le contraire…
La cloche sonne pendant que je rejoins ma place. J’ai eu l’opportunité d’en changer, cependant, je m’y suis attachée, puis mes clients savent où me trouver ! La garagiste du boulevard, comme chacune de mes collègues qui travaillent ce soir. Nous faisons toutes notre beurre, les clients sont sympas, ou pas, mais ça se passe, avec plus ou moins d’une brutalité mesurée, souvent ce que bobonne n’accepte pas. C’est ce qu’ils viennent chercher, ce qu’ils n’ont pas ou ne peuvent pas faire.
Le plus souvent en arrivant, je fais quelques pas tout en balançant des hanches, histoire de prendre mes marques.
Quelques minutes, un habitué, je monte, récupère l’argent, je m’attache, direction la pénombre. La voiture s’arrête, je sais ce qu’il veut, me détache, recule le siège, baisse le dossier, jupe relevée, une fois empaquetée, il s'enfonce en moi.
Je l’encourage régulièrement, simule ce qu’il lui faut, il se détache de moi avec un « génial », je baisse ma jupe… attache la ceinture, le moteur démarre.
Il me fait son plus beau sourire aux chicots noircis, je lui fais écho tout en lui disant qu’il a été super.
Nous revenons, je me penche, l'embrasse sur la joue, le remercie puis sors pour retourner à ma place.
J'attends un moment, une voiture s'arrête, je me tortille jusqu’à sa fenêtre pour égrainer un menu bien appris.
Vidange et filtre, je récupère l'argent puis je me faufile devant. Je ne lui demande pas son nom, il en fait de même, retour dans une ruelle puis au travail.
Il semble mignon, sent bon. C'est toujours plus sympa, mais je prends n'importe qui de toute façon…
Je détache ma ceinture de sécurité, me glisse sur son siège, me redressant pour remonter ma jupe pendant qu'il baisse son jean. Il est caoutchouté, prêt à être monter.
Ça glisse, doucement, puis pleinement. On le dirait soulagé d’y être.
Très vite, la voiture résonne des soupirs et des gémissements… plutôt endurant, finalement il s'arrête, souriant.
Nous revenons, je me penche, l'embrasse sur la joue, le remercie puis sors pour retourner à ma place.
Petite conversation avec ma voisine, qui finalement va vérifier les niveaux et faire l’appoint.
Une berline allemande, il baisse la fenêtre, m’envoie sa fumée de cigarette à la figure, dans la vingtaine, bien habillé, vidange et filtre, encore.
Il paye, je monte, ceinture bouclée et c'est parti…
Nous revenons, je me penche, l'embrasse sur la joue, le remercie puis sors pour retourner à ma place.
Une autre voiture s'arrête, vidange, après avoir reçu l'argent, je suis dans la voiture je pars.
« Allez, salope… », nous faisons.
Nous revenons, je me penche, l'embrasse sur la joue, le remercie puis sors pour retourner à ma place.
J’y vais, on commence, il jouit, on termine, on revient, je me penche, l'embrasse sur la joue, le remercie puis sors pour retourner à ma place.
Ce n’est que du sexe, avec des hommes différents, qui n’ont qu’un seul besoin, mais peu importe…
Parfois, il m’arrive de refuser un John, parce qu’il est bourré, demande quelque chose que je ne fais pas ou plutôt ne veux pas faire, ou simplement parce que sa tête ne m’inspire pas. C’est rare, pourtant ce soir, c’est le cas, un drôle de bonhomme avec un petit ventre de bière, rougeot sous la lueur du plafonnier, des mains comme des battoirs, mais surtout, des yeux qui tournent dans leurs orbites, danger m’a-t-on toujours dit. Non sans un chapelet d’injures et de menaces, il finit par lâcher l’affaire en me disant « souviens-toi du p’tit Mike ».
La nuit se termine, on discute un peu, comme à chaque fois, puis on se sépare, chacune de son côté en se disant à demain.
Annotations
Versions