69 – NIAGARA : L’Amour à la Plage

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C’est ce à quoi je pense alors que Gilbert conduit en direction du sud avec sa Véronique sur le siège passager. Le silence de la voiture, tout juste trompé par un fond sonore de musique classique. Je somnole sans savoir où il m’emmène, c’est une surprise m’a t’il dit ! C’est dans cette torpeur qui me berce que je repasse les derniers mois de cette vie qui est désormais la mienne.

Nous sommes le vendredi 09 juin 2017, je viens de me dire que ma vie de prostituée me convenait, malgré tout ce que j’ai vécu. J’aurais pu me passer de devenir escorte, mais je continue. J’aurais pu être une prostituée « classique » sur le boulevard, mais, c’est plus que ça. La vérité, cette vérité, est que j’aime ma vie, telle qu’elle est, j’aime ma vie de prostituée.

La vérité qui fait jour ensuite, c’est que je ne souhaite pas retourner à mon ancienne vie. Je ne sais pas comment j’ai pu devenir cette fille aussi vite, comment j’ai pu poursuivre après ce qui m’est arrivé à diverses reprises, mais c’est cette vie qui me convient. Puis de toute façon, je ne me vois plus redevenir policier, c’est un rêve qui s’amenuise petit à petit, s’éloignant à en devenir un point sur l’horizon. Je démissionnerais certainement afin de poursuivre ma « légende » à mon compte…

Je reviens dans la réalité lorsque le conducteur, qui a respecté mon silence, m’indique que nous nous arrêtons pour déjeuner à proximité de Bourg en Bresse, profitant d’y déguster un morceau de cette volaille si renommée. J’avale avec tout ce qui précède et j’oublie pour n’être que celle que je suis quand bien même l’image soit celle d’une autre.

Quand bien même il soit encore bel-homme, le couple que nous affichons attire forcément l’attention, bien je fasse mon possible afin de me vieillir, la différence d’âge crève les yeux. Selon les préceptes « véroniquiens », je porte un combiné-gaine, les jarretières maintiennent des bas blancs avec des escarpins grèges. J’ai une robe droite dans des tons de brun à pois blanc à col rond, épaules légèrement bouffantes et manche trois-quarts.

J’ai le sentiment d’avoir sauté de classe sociale devant l’élégance qui est la mienne, mais c’est aussi la première fois que je suis en public ainsi, au bras de Gilbert. Je suis souriante, je ne vis que pour l’instant présent, pour rendre heureux mon… mon… puis zut, mari, dans la mesure où je porte une alliance. Je profite de cet état pleinement, je m’y glisse comme une parenthèse heureuse durant ces quelques jours.

Il y a en moi une foultitude de sentiments qui viennent lorsque nous passons Lyon, poursuivant sur l’Autoroute du Soleil. Viennent ensuite Vienne, Saint Rambert d’Albon, Tain l’Hermitage, Valence, Loriol sur Drôme, Montélimar Nord… Le conducteur me parle, m’apaise car il devine la panique qui monte en moi au moment où il sort à Montélimar Sud.

Il m’explique, alors que nous nous arrêtons juste après le péage, dans le brouhaha incessant des véhicules, qu’il a imaginé ce séjour afin de me permettre de retrouver mes racines, même partiellement, grâce à un ami qui lui a prêté une maison sur Grignan. C’est à un vol d’oiseau de chez mes parents, mais suffisant pour ne pas se croiser, c’est le sens de ses paroles. Puis à la façon dont je suis transformée, il y a peu de chance qu’on me reconnaisse.

C’est une boule dans ma gorge, je prête à craquer, à succomber à l’envie irrépressible de voir mes père et mère, ma famille. La prison mentale dans lequel je les ai enfermés semble prête à exploser, mais elle tient bon quand il me prend dans ses bras, me dit « ma chérie » et me murmure qu’il m’aime. Que c’est bon de ressentir cet amour, que cela avait pu me manquer, la chaleur humaine.

Que ce soit pour elle ou pour moi, peu importe, à ce moment, nous ne sommes qu’une seule et même personne. Je suis elle, elle est moi alors que le tissu de sa chemise absorbe la larme qui perlait au coin de mon œil. Je ne garde que le présent pour laisser un avenir proche dans les limbes, vivre seulement ce qui est. Je souhaite conserver ces souvenirs, ces sensations, les cheviller à mon corps, à mon âme.

La direction de Grignan s’affiche, nous passons Valaurie, puis après une dernière montée le château se montre enfin, je souris devant ce paysage, c’est le mien, celui de la carte postale qui reste ancrée dans ma tête. C’est la vision qui entoure mes souvenirs, celle qui vient pour me détourner de ce qu’elle cache. Je pose une main sur la cuisse de Gilbert, le remerciant par la pression que je mets de restaurer l’affiche écornée, jaunie par ces derniers mois. Elle brille à nouveau.

C’est dans cet état d’esprit, accrochée à son bras, que nous découvrons notre lieu de villégiature. Il n’y pas de passage pour les voitures face à la maison, mais par un côté pour ressortir de l’autre. Nous stoppons cependant devant la porte ancienne de la maison de maître qui s’étire sur trois niveaux. Si la demeure n’a rien d’exceptionnelle dans son architecture, elle dispose d’une particularité, celle d’avoir des fenêtres sur ses quatre faces.

Ce qui fait son charme, c’est cette atmosphère qui se dégage du lieu, ce qui fait qu’on s’y sent bien, immédiatement bien. Le parc devant rend le tout paisible avec son cèdre et ses feuillus. Les treillis métalliques aujourd’hui rouillés ont dû, autrefois supporter une végétation luxuriante, les arbres manquent d’entretien, mais l’herbe est tondue. On dirait une ancienne maison de famille qui n’est habitée que lors des vacances.

Après avoir monté les trois marches du perron, je me retourne pour regarder la petite fontaine circulaire dans l’axe ainsi que les deux bancs en pierre de taille, chacun sous un arbre. Il doit faire bon y lire en ne se laissant porter que par le temps qui s’écoule au gré du clapotis de l’eau qui coule et s’écoule. L’image d’une grande dame à la taille corsetée, dans sa robe longue traînant presque au sol, d’où ne dépasse que la dentelle de ses jupons et les pointes de ses bottines lorsque qu’elle marche avec son ombrelle se grave dans ma tête.

Sa peau est blanche comme du lait, ses lèvres sont roses, ses cheveux coiffés d’anglaises sont liés par un ruban. Assise maintenant sur la pierre fraîche, la brise fait voleter quelques mèches indisciplinées, mais la dispense de l’éventail posé à ses côtés. Elle fait lecture d’un livre relié de cuir, les fables de La Fontaine, lorsqu’une voix féminine l’interpelle, « Madame, le déjeuner est servi »…

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