85 – RENAUD : Crève Salope

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A force de relire le texte, j’avais compris qu’elles avaient dû déjà interroger des prostituées, mais aussi que c’était très difficile pour elles d’obtenir des témoignages. Bien des semaines plus tard, sachant que j’allais partir pour Anvers, je les ai contactées. J’ai été étonnée par la rapidité de leur réponse, me disant que vu le délai écoulé, elles auraient clôturé leur article.

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Après deux échanges téléphoniques, nous nous sommes rencontrées, dans un petit salon de La Passiflore que j’avais réservé. Je n’étais pas fière, mais elles suent me mettre à l’aise en détendant l’atmosphère de manière professionnelle. Cependant, de par leurs opinions, je pense qu’elles n’étaient pas forcément sereine non plus.

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J’ai confirmation que je ne suis pas la première qu’elles rencontrent, seulement la troisième qui accepte de leur répondre sur plusieurs mois. Elles étaient bien avancées dans leur rédaction lorsque je les ai contactées. Même en garantissant l’anonymat, elles se sont rendues comptes que la honte, les pressions, le milieu, en fait l’aura sulfureuse de ce milieu constituait un repoussoir à s’exposer dans la lumière.

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Je n’ai pas l’impression de dire une énormité en disant que les questions ont été plutôt « classiques », pourquoi, la première fois, comment ça se passe, l’argent, les clients, comment j’appréhende le fait de me prostituer. Ma réalité, c’est que ça m’a fait du bien de parler, de comprendre ce que j’étais devenue, à cet instant, une prostituée, à 99 %.

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Rétrospectivement, sanglée sur mon fauteuil telle une bête, ça me fait l’effet d’un testament. Pourtant, là, maintenant, cet article, j’aurais envie de le lire et de constater la façon dont elles m’ont perçues dans mes paroles tout comme dans ma présentation d’une femme comme les autres, comme on en croise des dizaines chaque jour en jean-baskets, parce que ce n’est pas écrit sur mon front. Il devrait sortir mi-septembre, sur un site internet, ai-je envie de vivre ? Oui, encore une fois, juste un filet d’espoir.

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Puis il y a eu cet échange, sans trop savoir ce qui m’est passé dans la tête, celui où tu essayes de faire comprendre à ton interlocuteur que, pour comprendre, il faut connaître, vie ma vie en quelque sorte. C’est pourquoi, je les ai invités, toute les deux, à venir, à m’accompagner sur le boulevard, à voir ce que c’était réellement la vie d’une prostituée racolant sur un trottoir.

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Elles ont fini par dire oui. Je suis persuadée, maintenant, à mon attitude, que c’était comme une sorte de vengeance purement inconsciente, Isabelle était d’accord pour leur venue. Elles sont restées longtemps tapies dans l’ombre, à me regarder monter dans des voitures, en descendre, ajustant ma mise, mais je ne suis pas allée au bout, en essayant d’en traîner une afin qu’elle fasse une passe, mais j’ai été tentée. Je suis restée longtemps dans ces pensées, à dériver.

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A un moment, je suis revenue vers une pensée qui avait été la mienne, existe-t-il une échelle dans la prostitution. Dans l’affirmative, quelle serait-elle ? Monétaire, liée à la liberté d’être exploitée ou consentante, celle qui s’impose à moi, c’est la façon de l’exercer, l’endroit où c’est fait. Ce serait une sorte de comparaison avec l’échelle sociale partant du ruisseau aux lieux de prestige. Je ne dois pas être loin d’avoir coché toutes les cases.

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Est-ce la fin qui s’annonce, je suis consciente de plus en plus souvent et mes potentiels assassins un tout petit peu plus espacés. Le nombre qui s’épuise peut-être, ou moins enclin à baiser un morceau de viande, c’est l’idée que je me fais de moi-même. Le pourcentage d’européens, mais aussi de personnes bien habillées est en hausse, leur cruauté à mon endroit est aussi en adéquation.

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Certains de mes orteils ne sont plus vraiment comme ils devraient être, ce doit être pareil pour mes doigts. Certains viennent maintenant avec des objets, pas vraiment fait pour ça, ou si, mais avec des dimensions inavouables. D’autres ont apportés des instruments comme un casse-noix, une pince, il me manque des ongles, sans parler de toutes sortes de couteaux, plus ou moins bien affûtés et propres, sans oublier les rasoirs.

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Au début, ça avait quelque chose de terrible de voir une main, un poing s’approcher puis s’écraser sur mon visage ou mon corps. De voir un coupe-chou dans une main venir avec le visage terrifiant qui l’accompagne en prononçant des mots… Je me demande s’il me reste des cheveux, beaucoup sont repartis avec une mèche comme trophée.

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Mon geôlier vient d’entrer, il me lave avec beaucoup de soins, prendre énormément de temps pour me panser, remettre mes articulations en place. Est-ce pour me préparer qu’il me murmure quand il s’approche de mes oreilles, faisant mine de rien, que pour les dix derniers, afin de faire monter les enchères, Alphonse lui a demandé de réveiller mon corps tout en m’administrant un produit qui m’empêchera de perdre connaissance.

Les clients veulent de la douleur, de la souffrance, de la torture pendant qu’on me baise. Je le croyais compatissant, mais c’est un sadique, comme les autres, quand je vois son sourire de tueur en série. Quand on a un corps aussi meurtri que le mien, si le mot est suffisant, le retour à la conscience est l’équivalent d’une personne qui se débat afin de ne pas se noyer, mais qui ne peut rien contre l’eau qu’il avale sans cesse.

[1001] S’il me reste un fil de vie, mon geôlier y met un terme en me disant : « crève salope. » Tout s’éteint.

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