88 – EVANESCENCE : Bring Me to Life
Lorsque je rouvre les yeux, car ils sont deux, la toute première fois, je me souviens seulement de me dire « encore une chambre d’hôpital ». La deuxième fois, je me fais la même réflexion, mais l’endroit est différent, et dans mon champ de vision, se trouvent aussi Stan, mais surtout Gilbert. Ils conversent avec quelqu’un que je ne vois pas, dans une langue qui n’est pas du français.
Je n’ai fait que ça, pendant longtemps, seulement, lorsqu’on dort, ou plutôt dans mon cas, lorsqu’on est plongé dans un coma artificiel, on ne sait pas ce que « longtemps » veut dire. Hier est aujourd’hui, demain est avant-hier ou le lendemain, ces flashs sont tout ce dont je me souviens de cette période. Il fait jour, ou nuit, il y a quelqu’un, le plus souvent inconnu, ou pas. Si, il y a autre chose, ce sont des sons qui sont devenus des histoires, de la musique aussi.
Ça dure pendant deux ans, tout reste cependant très vague. Je sais qu’il y a eu tout cela, mais ça ressemble à des nuages voguant dans le ciel au gré du vent. Je me suis finalement réveillée, la nuit laissait la place à une belle journée, tout est calme, personne ne joue « Bring me to Life » (ramène-moi à la vie – Evanescence) pour accompagner mon retour.
Sauf que mon cerveau m’a joué un bien vilain tour, en ouvrant des vannes certainement restées fermées trop longtemps. Je vois défiler devant mes yeux, tout ce qu’ils ont vu et que mon cerveau a enregistré alors que j’étais autre part. Mille et une personnes me violent en une version ultra-accélérée d’un film d’horreur ponctué de poings et de mains qui s’abattent, de couteaux divers et variés ou rasoirs qui taillent et découpent.
Mon corps hurle de la douleur qu’il a ressenti à chaque fois, il mitraille chaque parcelle de mon être. Je suis attachée sur mon fauteuil, jambes écartelées dans les porte-cuisses, pire encore lorsque deux messieurs entrent dans mon champ de vision, l’un une seringue à la main. Je me débats dans mes sangles… pourtant tout ralentit puis s’efface, s’apaise enfin lorsque je vois le visage de Gilbert, en pleurs, qui vient saisir cette main que je tends vers lui comme un « au secours » silencieux.
Ma peau a été percée, le contenu incolore circule maintenant dans mes veines, l’océan se calme de sa fureur, tout autant grâce à cette chaleur que sa paume diffuse dans la mienne. « Tu es de retour », c’est la phrase que j’entends avant de sombrer enfin dans la félicité. Il est toujours là lorsque je reviens à moi. Le premier mot intelligible que je prononce est « merci ». C’est simple, mais ça veut tout dire, en cinq lettres.
Plus je reprends pied dans le monde, plus Gilbert distille d’informations. La première étant, comment se fait-il qu’il soit là. La réponse a été assez simple, Stan l’a contacté dans la mesure où je le demandais sans cesse. Il a donc fini par chercher dans mon portable. Il a ensuite usé de ses relations, en raison de la complexité de mon cas pour me faire admettre dans une clinique américaine pour laquelle je serais un parfait cobaye pour l’essai d’une nouvelle procédure de réparation et de reconstruction de la peau.
Si je devais faire une sorte de résumé, je suis un peu comme la folle expérience du Docteur Robert Ledgard (Antonio Banderas) dans le film « la Piel que Habito » (la peau que j’habite – Pedro Almodovar). Comme Vera (Elena Anaya), je porte une combinaison compressive qui a pour but d’éviter la formation de cicatrices. Elle m’habille des orteils jusqu’en haut du cou, mon visage lui, dispose d’une sorte de masque monté sur une cagoule genre motard, compressive également.
La procédure arrivant à son terme, on m’a sortie du coma, je pourrai me voir dans quelques semaines. Cependant, on m’a prévenue, ce sera une nouvelle moi à laquelle il faudra que je m’habitue. Dans ma chambre, il n’y a pas de miroir, je porte des lunettes opaques quand on fait ma toilette. Je suis désormais suivie par un psychiatre. Un élément qui a surpris le corps médical, et moi plus encore, je parle désormais couramment l’anglais. Pourquoi et comment, personne ne le sait… Un aléa du coma m’a-t-on dit qui se nomme le syndrome de la langue étrangère qui permet à la personne parler avec un accent remarquable une langue apprise succinctement.
C’est cependant bien pratique pour échanger avec tous les intervenants qui fourmillent autour de ma personne. Les débuts sont difficiles, il y a tant d’évènements qui remontent dans mes nuits mais aussi dans la journée lorsque j’en parle. C’est d’autant plus ardu maintenant que la souffrance s’est associée à ce que j’ai vécu. Ce que j’ai compris, bien que tous aient mis du temps à me convaincre, c’est qu’il me faut désormais vivre avec ce que j’ai vécu, mais aussi avec ce que sera mon apparence.
Ils savent tous, à peu près, quelle personne je serais aux yeux de ceux qui vont me voir, sauf moi, alors ils m’y préparent. De ce que je vois de moi, avec mes yeux ou de manière tactile, c’est, en premier, que j’ai énormément maigri et perdu en masse musculaire. Les premières fois où je me suis levée, je ne pouvais même pas me tenir debout, mes jambes ne me supportaient pas. Je suis donc un entraînement physique adapté.
Quand on parle d’une femme pour la décrire, un des qualificatifs qui peut être employé, c’est qu’elle est taillée en « huit ». Le premier mot qui m’est venu, c’est que je ressemble à une cacahuète. Ma taille si fine qu’on pourrait me casser en deux comme une arachide. Un élément qui m’a rassuré, ma poitrine semble identique, même compressée sous la combinaison. Je me rends compte que j’avais fini par m’y habituer, que je me les étais appropriés ces obus.
Sous couvert de conventions et de partages de compétences, Stan vient régulièrement à mon chevet. Aujourd’hui, dans la mesure où tous ont estimé que j’étais apte à l’entendre, il est venu m’expliquer ce qu’on m’a fait, et la raison. Pour s’assurer d’une comparaison, il évoque en premier deux séries télévisées que je ne connais pas « l’Homme qui Valait Trois Milliards » dont il me cite les premières paroles du générique : « Steve Austin, astronaute, un homme tout juste vivant. Messieurs, nous pouvons le reconstruire, nous en avons la possibilité technique. Nous sommes capables de donner naissance au premier homme bionique… »
Dans la mesure où je suis une fille il fait le rapprochement avec « Super Jaimie », sauf qu’il fait un bide total, je ne connais pas ces téléfilms. Après avoir ajouté que je n’ai aucune technologie en moi, je m’en serais douté, mais je le laisse parler et se perdre en circonvolutions afin qu’il trouve le courage de me parler.
J’ai été préparée à ce qu’il va me dire, que c’est très moche, cependant, j’arrive à m’arranger avec ma mémoire, comme je peux, mais j’y parviens. Est-ce que je peux dire qu’il commence « gentiment » avec les articulations déboîtées pour être réalignées, les soins pour mes ongles. Qu’il monte d’un cran avec anus retendu et une vaginoplastie.
Il s’arrête un moment sur ma poitrine, l’un des implants avait éclaté, l’autre s’était déplacé. Il m’explique qu’il n’a pas été possible de la remodeler à l’identique, même si elle demeure assez naturelle. Quand il me voit le regarder, il cède, avouant qu’il a nécessaire de remplir un peu plus quand il a fallu me réopérer en raison d’un effet secondaire assez rare, la galactorrhée. Dit simplement, j’avais des épanchements de lait, ce qui nécessitait de reprendre l’intervention.
Durant celle-ci, ils ont vu qu’une des prothèses avaient un défaut, mais que faute de stock, j’ai désormais des 500ml à la place des 420, soit un bonnet E. Il semble ennuyé, peut-être se souvient-il de combien j’avais râlé, pourtant, je ne lui en veux aucunement, ni à personne. J’ai en mémoire qu’avant de mourir, j’avais de l’espoir, celui de vivre. Aussi, chaque moment est précieux, tout ce que chacun a fait pour moi est un cadeau.
Il va passer rapidement sur mes côtes brisées ou fêlées qui ont permis à une équipe médicale de tester les prémisses d’une nouvelle technique de remodelage costal (1) qui a contribué à éviter des moyens invasifs ou une ablation. Ils ont pu ainsi redonner forme à ma cage thoracique, créant dès lors ma taille cacahuète.
Ensuite de moultes détails, il en termine avec mon crâne, commençant par le plus simple, la mâchoire. Fracturée et fêlée à de nombreux endroits, il a fallu d’abord la reconstruire en la remodelant avec des plaques, seules trois dents ont survécu, toutes les autres ont été remplacées par des implants.
Il en a été de même pour mes pommettes et mes orbites, ou ce qui n’a pu être réparé a été remplacé par une greffe particulière qui est colonisée par la repousse des os. Quant à mon nez, il a été nécessaire de la reconstruire complètement. Tout cela expliquant que, même avec toute la meilleure volonté, il était impossible de me remettre à l’identique. Je vais donc devoir m’approprier un nouveau corps, habiter une nouvelle peau…
(1) la technique du remodelage costal RibXcar sera utilisée pour la première fois en 2022
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