92 – GEORGES BRASSENS - Testament
Je débarque donc chez Claudine avec mes cartons. Elle ne tarde pas, retrouvant toute la série des articles qu’elle m’a vendu, à faire le rapprochement, son regard allant des affaires à mon visage. Je réponds à son interrogation par un petit sourire et un doigt barrant ma bouche tout en lui faisant un petit « chut ».
C’est à ce moment-là que je consens à découvrir ce qu’il y a dans le sac d’Eric-Alexis, une robe avec un boléro griffé d’une grande maison de couture, ainsi qu’une paire de hauts talons très convoités. Je garde le piercing de nombril pour l’instant, sans trop savoir pourquoi. Je ne lui demande rien, sauf de me trouver un tailleur pour un enterrement que j’insiste pour payer.
Je vais ensuite prendre mes quartiers à La Passiflore d’où je téléphone à mes parents. Nos parlons longuement de Gilbert de tout ce qu’il a fait pour nous. Je leur dis combien je l’aime, sans pouvoir mettre ce verbe au passé. Je ne le conçois pas à cet instant. Il comprenne, faisant le sacrifice de quelques jours avant que nous puissions nous retrouver.
J’avoue que, toute à ma peine, j’ai peur de les retrouver, qu’ils m’aiment moins. Beaucoup de questions idiotes dont je n’ai pas les réponses. Je m’inquiète beaucoup des questions qu’ils vont pouvoir me poser. Si Gilbert leur a raconté une histoire, certes de manière édulcorée, je ne sais pas ce qu’ils en ont compris, ce qu’eux ont entendu. Une fois encore, quand bien même les circonstances, que ce doit être difficile pour des parents de savoir que leur enfant a vendu son corps, plus encore de la voir.
Le travail a été long, mais j’ai commencé à accepter mon histoire, même si pour cela, je nourris un ressentiment. Cela me permet de trouver un certain équilibre, une échappatoire parfois. Je réalise aussi que dans le regard des personnes, je suis quelqu’un d’autre. La réceptionniste ne m’a pas reconnue, ni Victor, croisé en galante compagnie. J’en ai été rassurée.
D’une certaine façon, la boucle se boucle, je suis arrivée dans cette ville avec des cicatrices à masquer, j’y reviens de la même façon, sauf que je me suis plus que largement perfectionnée dans l’art du maquillage. La sonnerie de mon téléphone me sort de ma rêverie, le notaire me donne rendez-vous à son étude demain à 18 heures pour la lecture du testament de Gilbert, mais aussi pour me remettre des documents.
Pourquoi tout doit se faire si rapidement, les obsèques ont lieu le matin, et l’après-midi, il faut déjà dépecer ce qu’il a construit tout au long de sa vie. Cette pensée me revient alors que je me trouve tout au fond de l’église, avec les anonymes. Cependant, nous sommes tous présents pour être une dernière fois en présence de cet homme, le premier que j’ai aimé, le premier qui m’a aimé, même si certains pourront dire, à sa façon.
J’essaye de ne pas pleurer, mais c’est comme demander à un jeune enfant qui est tombé de ne pas le faire. Ses enfants se succèdent pour évoquer sa vie, son travail, sa générosité. L’homélie du prête est très belle. Je suis à l’extérieur pour regarder sortir le cercueil. L’un des fils, celui qui m’a accueilli, me regarde. Sait-il que cette femme, habillée d’un tailleur bleu-nuit, d’escarpins assortis, en body dentelle et bas noirs, c’est moi, ou regarde-il la seule femme portant un chapeau à voilette et des lunettes lui masquant le visage ?
L’inhumation a lieu dans l’intimité, seulement, comment ne pas y aller, c’est inconcevable. Parce qu’aux yeux de ceux qui savent comment nous nous sommes rencontrés, je serais toujours une prostituée, c’est ainsi, je reste en retrait, loin, cachée derrière une stèle dans ce cimetière en pente. Le silence me permet d’entendre les deniers mots du curé, « souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière. »
Les fleurs que chacun dépose sur le cercueil, me font l’effet d’une poignée de terre. Je sursaute à chaque fois. Je reste là, longtemps, patientant, attendant que la famille s’en aille. Le cercueil a été déposé dans le caveau, je sais que les fossoyeurs ne vont pas tarder à venir le refermer. Dans ce lieu de repos, je m’avance, je me recueille, j’ai envie de hurler tellement j’ai mal, tellement c’est difficile de laisser partir celui que j’aime. Je reste, jusqu’à ce que l’ouvrier me demande de partir afin qu’il puisse faire son travail. Il a été si prévenant.
Je suis retournée à La Passiflore, je pars le lendemain de bonne heure, toujours de Suisse vers Lyon, mes parents ont insisté pour venir me chercher à Saint Exupéry, je n’ai pas pu dire non. Durant ces heures qui nous séparent encore, je pense énormément à Gilbert. Certains diraient, « un être vous manque et tout est dépeuplé ». Je réalise qu’il n’y a pas d’oubli. Si la personne n’est plus là, physiquement, elle reste à jamais présente dans son cœur.
Pour me rendre chez le notaire, j’ai troque la jupe pour un jean, les escarpins pour des ballerines et remets le chapeau-soucoupe dans son carton. Dans la salle d’attente, les trois adultes accompagnés de leurs épouses me regardent. Je reste digne, le regard dans le vague, comptant les nœuds des lames du parquet. C’est une épreuve, comme celle qui suit où la famille est d’un côté de la table de réunion, et moi de l’autre. Je suis une pièce rapportée, une intruse. Est-ce qu’ils me voient comme une croqueuse de diamant qui aurait séduit leur père pour son argent ? Comment savoir ce qui se passe dans leurs têtes ? J’essaye seulement d’en faire fi.
L’homme de loi se racle la gorge. Il commence par rappeler la raison de notre présence, avant d’évoquer sa longue amitié avec le défunt. Il en vient à la lecture du testament dont les mots rappellent en premier lieu les gratifications qui ont déjà été faites à chacun. Je comprends alors que mon Gilbert n’avait pas seulement les moyens, ils étaient à la tête d’un patrimoine de plusieurs centaines de millions d’euros.
Le notaire égraine des dizaines de propriétés immeuble partout en France et en Europe, chacun répartis en trois lots équitables et de sommes conséquentes à neuf chiffres. Quand il en vient aux legs, chacun de ses petits-enfants et arrières petits enfants se voit doté d’un million euros. Quand il en termine, je me demande ce que je fais là, mais il ajoute qu’il y a un codicille à ce testament.
Celui-ci est, entre autres, un message adressé à sa famille. Sans entrer dans les détails, il leur dit qu’il a chéri leur mère sa vie durant d’un amour sincère et indéfectible. Que celui-ci s’est poursuivi avec moi. De la même manière qu’il me l’a écrit, il leur dit qu’il a eu la chance d’aimer deux fois dans sa vie. Il poursuit en leur disant qu’il est conscient de ce que je peux représenter pour eux, qu’il ne leur demande pas de m’aimer ni de m’accepter, seulement de me respecter.
Il en termine en me léguant les fruits d’une maison actuellement en vente dans la banlieue de Baltimore, aux États-Unis. Le Notaire précise qu’elle vient d’ailleurs de trouver acquéreur pour l’équivalent de 253.627 euros. Le notaire en termine en annonçant que Gilbert me lègue une somme qui représente 2 451.000 euros, après impôts, ce qui n’est pas sans créer une certaine agitation dans l’assemblée. Il n’y aura cependant pas de contestation des dispositions testamentaires.
Tous quittent la salle, à l’exception de ma personne. Lorsque la porte se referme, le notaire reprend la parole, non sans faire mention de mon étrange ressemblance avec Véronique. Il poursuit en me remettant l’acte concernant le domaine de Grignan, ses dispositions pour un établissement médical de Baltimore. Il me dit enfin que dès qu’il a su qu’il ne s’en sortirait pas, il a clôturé ses comptes en cryptomonnaie sur Chypre en reversant l’un des soldes sur le mien, soit environ 1 500.000 euros suivant les cours.
Il poursuit en me demandant ce qu’il doit faire du solde de la vente de la maison. Doit-il rapatrier le solde et me le verser, ou le faire déposer sur le compte que Gilbert a ouvert pour moi et dont le solde actuel est d’environ 5 000.000 de Dollars. Là, heureusement que je suis assise. L’homme précise qu’il voulait, au-delà de sa mort, que je sois heureuse, mais aussi que j’ai les moyens de réaliser notre projet. Il m’a donc laissée en tout l’équivalent d’environ dix millions d’euros.
Il me remet donc un dossier contenant tous les documents et informations nécessaires. Abasourdie, je mets quelques minutes à me reprendre. Finalement, je lui demande s’il peut s’occuper de faire une donation au fond de recherche de l’hôpital qui a tant fait pour moi. Avant de me répondre, il me dit que Gilbert s’est confié à lui me concernant, donc qu’il sait ce que j’ai traversé, puis finalement que c’est une bonne idée.
Il en termine en me disant que Gilbert a fait le nécessaire pour m’ouvrir un compte dans une banque à Grignan sur lequel il a versé ce que j’avais laissé chez lui. Juste avant de partir, le notaire me dit qu’entre eux, c’était plus qu’une relation de travail, mais une longue amitié. En me serrant la main, il me remercie d’avoir été là, de lui avoir donné un but dans la vie, mais aussi une nouvelle raison d’aimer.
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