100 – IN THE MOMENT : « Whore »
Souvent, dès qu’il fait beau, je vais rouler où la route me porte. Le plus souvent, je recherche un arbre où poser le matelas de camping et la couverture puis le pupitre pliant sur lequel j’installe mon ordinateur pour écrire. Les doigts sont gauches parfois avec le froid, même avec des mitaines, alors je sors le thermos pour me servir un thé bien chaud.
Régulièrement, je sais que pars dans mes pensées, dans des évènements, à la recherche de l’inspiration, de comment tourner une phrase ou enchaîner. Je n’avais pas encore réalisé en prenant la plume, combien il pouvait être ardu de raconter un évènement sans être explicite, comme je l’ai fait supra, je m’en rends compte. Même si j’ai lu énormément, je n’ai qu’un bac, ça ne fait pas de moi une littéraire, et moins encore un écrivain.
C’est lors d’une de ces pérégrinations, nous sommes au début de l’automne, les feuillages ont commencé à en adopter la couleur que je me retrouve sur une ancienne route. J’opte pour ce terme dans la mesure où un nouveau tracé a été adopté quelques années avant mon départ. Le trafic est faible, mais régulier, c’est ce que je constate en m’engageant sur le parking en terre battue afin de prendre le petit chemin que j’ai repéré vers un arbre accueillant.
C’est en m’installant puis en retournant vers l’orée du chemin que les souvenirs me reviennent. Cette route, nous l’empruntions régulièrement pour aller faire de courses dans un grand centre commercial. Si je ne dormais pas, ma mère me disait, à chaque fois que nous passions à cet endroit, « oh regardes ». Aussi je cherchais désespérément, alors qu’il n’y avait rien. Ensuite je lui demandais « quoi ? » Elle me répondait « tu verras la prochaine fois, si ça y est encore ! »
Ce que je ne devais pas regarder, c’était les dames de petites vertus qui proposaient leurs charmes aux automobilistes de passage. Même si nous passions peu souvent, le tour de passe-passe de ma mère a fini par faire « ouf. » Je ne devais pas avoir dix ans lorsque j’ai demandé ce qu’elle faisait les dames ? En guise de réponse, je me souviens que ma mère m’a posé une question pour détourner la conversation. Je n’ai plus jamais demandé, puis un de mes frères m’a expliqué quelques mois plus tard.
Je n’ai pas écrit un mot cet après-midi-là. Je suis restée assise, perdue dans mes pensées à me demander ce que je devais faire, à ajouter des poids d’un côté de balance puis de l’autre. Elle s’est finalement retrouvée à l’équilibre, avec une conclusion plutôt simpliste. La route est peu passante en journée, elle doit l’être encore moins la nuit, puis s’il y a un client, je sais ce qu’il faut faire…
La principale différence, c’est que c’est moi qui fais ce choix, personne d’autre à ma place. C’est ce qu’il me faut faire, tel est l’aboutissement de ma réflexion, une sorte de méthode Coué ou de traiter le mal par le mal, même si je comprends que la différence que je recherche depuis des mois était simple. « ON » m’a obligé à me prostituer, mais « J’AI » mis en place les moyens pour y parvenir, sauf que maintenant, c’est « JE » et « JE ».
Il y a énormément de questions qui restent en suspens, nombre de « POURQUOI ? » Il y aura des réponses certainement ensuite, mais en l’état, il y en a d’autres auxquelles je dois répondre auparavant, même de manière douteuse. La première étant ci-dessus. L’une d’elle, j’ai besoin de faire des rencontres sans lendemain réel. Je sais qu’il y a des sites pour ça, mais je veux m’épargner, les choix, les discussions, tout ce qui fait une rencontre, même d’un soir.
D’un autre côté, de la même façon que certains hommes de pouvoir se rendre chez une dominatrice pour ne plus avoir à choisir, pour qu’il leur soit imposé, je sais que j’ai besoin de ce qui compose la prostitution. Je sais qu’au départ, c’est quelque chose qu’on m’a imposé, seulement désormais, ça fait partie de moi, ce côté soumission, l’absence de choix de qui, remplacé par l’argent, le fait que ce soit simple, cru, sans emphase.
Ce sont mes conclusions, sans précipitation aucune. J’attends une nuit nuageuse ou sans trop de luminosité lunaire. J’ai sorti ce qui se trouvait au fond de la boîte. Je passe le bodysuit ouvert à l’entrejambe et pour mes seins, la jupe courte noire façon patineuse, des bottes à semelles épaisses avec des boucles de bas en haut, un lourd maquillage très sombre, une perruque rousse, courte avec une coupe asymétrique, et mon cuir.
Il n’est pas encore 22 heures, j’ai une quarantaine de kilomètres à faire. Je me suis mise d’accord avec moi-même, ce ne sera qu’occasionnel et jamais avant 23 heures, pour une heure au plus sans client, et trente minutes supplémentaires si j’ai quelqu’un. C’est ce que je dis, alors que le frisson d’y aller, de déambuler me contentera pleinement, ce qui est un soulagement d’une certaine façon.
Pas l’ombre d’une voiture croisée avant d’arriver. Je stationne la mienne un peu plus haut dans le chemin, à un endroit que j’ai repéré. Il est l’heure, j’ai la bouche sèche, mon cœur bat fort, je me dirige vers le parking. Il doit faire une petite cinquantaine de mètres de long pour cinq ou six de largeur.
C’est bien moi qui suis là, à arpenter le sol inégal, butant parfois sur une pierre, faisant craquer une branche sous ma semelle, manquant de me tordre la cheville. Je sens l’air sur mon corps, entre mes jambes, j’apprécie ce moment de quiétude où je fais réellement corps avec moi-même, où je suis entière. Je suis tout au bout du parking, une voiture arrive de ce côté, tant pis, avec la végétation, elle ne me verra pas. Je regarde ses feux qui s’épuisent dans la nuit puis disparaîtrent dans le virage. Pas grave…
Ça fait une bonne cinquantaine de minutes que je suis là. J’occupe mon esprit en rédigeant cette soirée dans ma tête. Je me trouve encore au même endroit lorsqu’un autre véhicule se présente, toujours dans le même sens, sauf que cette fois, il s’agit d’un poids-lourd qui ralentit et se stationne. Il arrête son moteur, j’en déduis qu’il doit faire sa pause. Il a laissé ses feux de position allumés, la portière claque, il a dû descendre pour satisfaire un besoin naturel ou se dégourdir les jambes.
J’ai le choix, remonter le chemin à ma droite pour récupérer ma voiture, ou aller tout droit. Une légère appréhension accompagne le doute qui ne dure qu’une fraction de seconde. Je suis encore à dix mètres quand il rejoint sa cabine.
Il me demande s’il peut m’aider, si je suis en panne ?
Je lui demande s’il a besoin de compagnie ?
Réalisant ma tenue, il me demande combien ?
Je lui donne mon menu…
Il sort deux billets de son portefeuille, 30 euros.
Sans rien ajouter, je m’accroupis devant lui, râblé, il doit avoir dans la cinquantaine, je range les billets dans mon sac puis en sort un lingette, vue ce qu’il vient de faire… L’odeur reste cependant forte, coutumière, mêlée de transpiration, je souris en avalant le morceau de viande. Il se laisse faire, je le regrette presque, mais peu importe. « T’es bonne, t’as dû en sucer des kilomètres de bites » me dit-il, une phrase qui m’est familière. Une voiture passe, klaxonne, il en termine dans un râle, je déglutis, le nettoie.
Machinalement, j’essuie le coin de ma lèvre du revers de la main pendant qu’il boutonne son pantalon, on se remercie mutuellement avec le sourire. Il me demande finalement si je suis là souvent, je luis réponds « quand j’en ai envie. » Je l’entends remonter dans sa cabine, la portière claque, il vient d’éteindre ses feux. Il est à peine plus de minuit, trente minutes supplémentaires.
Je n’ai pas rejoint le milieu du bout de parking qu’un autre véhicule se rapproche, toujours dans le même sens, certainement le conducteur de tout à l’heure. Quand j’arrive à hauteur, la vitre est déjà baissée, il ne s’embarrasse, « combien pour me sucer ? » Je lui donne mon menu, lui trente euros. Je l’invite à faire le tour du véhicule, je m’associe dans la voiture, les jambes dehors, il se place entre, sent le propre. Je lui fais son affaire.
Il n’a par contre pas oublié son vocabulaire, toutes les variations avec ou sans « bonne » et « sale ». Il n’a pas dit « bonjour », ni « merci », alors je garde le mien. Au moins, il semble content, si je devine bien un sourire sur son visage illuminé par le tableau de bord lorsqu’il reprend sa route. 00H15, je dois maintenant patienter jusqu’à 01h00.
Ça fait deux minutes lorsque les feux du camion clignotent trois fois, je retourne donc vers l’avant du camion, la portière est ouverte. Il me dit « écoutes, j’ai jamais enculé d’femme, la mienne veut pas, et j’veux pas mourir idiot... » Je me fais cette réflexion idiote, pour lui « avec une femme, c’est trompé, pas avec une pute ? », ou alors c’est « pas vu pas pris ? » Peu importe en fait, il a déjà trois billets de vingt dans la main.
Lorsque je descends du camion, j’ai mal à la tête parce que je me suis cognée en raison de l’exiguïté, et l’arrière-train douloureux. Au lieu d’y aller doucement comme je le lui demandais, il y est allé pratiquement en une seule fois, puis il m’a défoncé comme un gros bourrin. Il réalisait certainement un fantasme qui l’excitait depuis un moment, il avait même retrouvé son vocabulaire en variations de « bonne » et de « sale », ajoutant même la traditionnel « t’aimes ça hein ! »
C’est que passée la première minute, j’aurais pu apprécier, il aurait fallu pour cela qu’il tienne plus de trois minutes. Les mots d’encouragement sont sortis tout seuls, ça n’a pas dû arranger le côté simplement bestial de cet homme aux allures de bon père de famille comme j’en ai rencontré tant. Je n’ai pas ajouté de demi-heure supplémentaire, même si je lui avais répondu par la négative, je ne voulais pas, dans l’euphorie qui était la sienne, qu’il rameute d’autres routiers via sa radio.
Je pense que, manquant à mes propres règles, mais après tout, ce sont les miennes, je serais quand même partie. Je n’avais pas besoin de plus, ma jauge était déjà à son maximum. Je voulais qu’il y ait un côté « plaisir », comme étancher une soif après un effort, que ce soit désiré, pas subi. Ça, je savais ce que c’était, c’était le cap qu’il fallait que je maintienne.
J’y suis retournée une ou deux fois par mois, à des jours différents, avec toujours et seulement une heure, au-delà c’était moi qui décidait, et jamais plus de deux John. Il y a eu autant de nuit avec rien qu’avec, une fois avec deux. J’ai arrêté le jour où j’ai eu un copain de lycée comme client. Il avait toujours sa tête de bond aux yeux bleus avec un grain de beauté au coin de l’œil.
J’ai fait ce que j’avais à faire, il ne m’a pas reconnu, de toute façon, comment aurait-il pu… Le charme était rompu, même avec son allure de beau chevalier blanc, sans parler du fait qu’une poignée de kilomètres plus un lieu en retrait, n’excluaient pas la possibilité de tomber sur quelqu’un pouvant savoir qui je suis.
Est-ce que je savais que ça allait arriver, une intuition, va savoir, alors je me suis engagée dans une autre voie, puisque j’ai aussi été escorte. Je réserve une chambre dans des hôtels de luxe, puis en soirée, je vais au bar de l’hôtel, sur un tabouret au comptoir, à une table ou au restaurant. Parfois je donne une carte à la conciergerie où il est écrit « Val, Services Personnalisés & Discrets », avec mon numéro, précisant que ça se limite à la durée de mon séjour. Avec une gratification, ça se passe très bien, mes nuits sont rarement solitaires.
Ainsi va ma vie qui se remplit petit à petit…
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