Réveil
Blue, blue windows behind the stars,
Yellow moon on the rise,
Big birds flying across the sky
Throwing shadows on our eyes
Leave us, helpless, helpless, helpless
Neil Young - Helpless
Le soleil s’est levé en réveillant des odeurs fraîches et piquantes. Les volets métalliques du petit pavillon s’ouvrent en grinçant. Le vieil homme qui les replie contre l’encadrement de pierre ne peut retenir une grimace : chaque matin il se promet d’éviter ce bruit à ses oreilles sensibles, et chaque soir en refermant il s’aperçoit qu’il a oublié de graisser. Ce n’est pas une question de mémoire, mais plutôt d’énergie. Voilà ce qui lui manque : l’énergie de se rappeler ce qu’il aurait à accomplir pour améliorer son confort. Il a un prénom de jeune homme, mais il n’est plus jeune depuis longtemps. Quatre-vingt- dix ans passés. Et cela fait quelque temps déjà que personne ne l’a appelé Jean-Loup.
Le chant des oiseaux couvre le silence. Pour le vieil homme, cela donne encore plus de profondeur à l’absence de tout autre bruit. C’est beau, et ce n’est que pour lui : cette beauté additionnée de nostalgie n’existe que par lui, parce qu'il est encore là pour s'en émerveiller. Sinon, tout serait mort ; mort malgré la pulsion végétale dont l'énergie s’exprime sans retenue.
Il regarde le jardin qui monte jusqu’au muret le séparant de la voie du RER. Autrefois, la ligne reliait Viroflay à Paris et on pouvait voir les caténaires au-dessus des arbres. Aujourd’hui les fils sont tellement cachés par le foisonnement verdoyant qu’on peut se demander s’ils sont toujours en place. Aucun train ne passe jamais. Aucun bruit de véhicule dans l’avenue en contrebas. Uniquement le chant des oiseaux et parfois le chien des derniers voisins. Même le chat a renoncé à miauler.
Jean-Loup secoue la tête sans dépit. Il apprécie le calme comme un cadeau, une récompense après des années de luttes inutiles. Il a gagné ce droit à la langueur. Comment ? En survivant bien sûr, quoi d’autre ?
La solitude, ce n’est pas l’isolement. Rien ni personne ne l’appelle ailleurs que devant cette fenêtre ouverte. Ailleurs que devant cette vague de verdure qui semble déferler en gazouillant sur la maison. Une vague en apparence figée, mais que le temps creuse. Il se rappelle la rage de son père à tailler, à élaguer, à tondre. Tout un art du jardinage consistant à faire pousser, et à couper dès que cela poussait. À croire que ses parents avaient choisi ce pavillon déjà ancien pour son seul potentiel végétal. Le jardin comme exutoire à un besoin d’imprimer sa marque à tout ce qui prend racine ou pour y diluer un excès de vitalité mal canalisé par le monde moderne, le monde d’alors, voici plus de cinquante ans. Ou était-ce soixante ? La terre avait gagné. Sur la durée, la terre gagne toujours.
Il laisse la fenêtre ouverte et se dirige vers la salle de bains. Le robinet du réseau reste muet. Ce n’est pas grave : il suffit de basculer la vanne vers la citerne installée sous le toit et coule une eau tiède, suffisante pour se laver avec satisfaction. Une eau de pluie sans acidité ni pollution. Une eau qu’il boirait bien s’il ne craignait son déficit en minéraux. Il vaut mieux celle du frigo pour se désaltérer. Lorsqu’il l’ouvre pour y prendre la bouteille, l’absence de lumière dans la diode l’alerte sur l’état des batteries. Le temps était aux nuages, hier. Manque de charge après la nuit. Si le soleil ne se maintient pas, il faudra lancer le groupe électrogène. Et faire du bruit, tant pis.
Et puis il se souvient : pas besoin de garder le frigo en fonction, puisque lui s’en va. Il faut au contraire le vider, donner les restes aux voisins et leur confier le chat. Encore que le matou sache très bien se débrouiller à la chasse. Non, c’est plus une question d’affection : les caresses sont aussi nécessaires que la pâtée.
La bête fauve lui ronronne dans les jambes. On a beau savoir qu’elle cherche surtout à lui réimprimer son odeur, c’est agréable. Jean-Loup se sent moins seul aussi en parcourant la bibliothèque des yeux. Lors de l’installation du système de récupération d’eau de pluie, il lui a fallu descendre les livres de la vaste pièce que ses parents avaient gagnée sur les combles. Après hésitation – les répartir entre les quatre chambres restantes ? – il avait décidé de les réunir dans le séjour du bas, quitte à faire sauter la cheminée devenue inutile pour aligner les étagères sur le mur nord. Il professe un respect particulier pour les livres. Lorsqu’il les lit, il les abîme un peu. Cela devient des bouquins dont l’usure témoigne du compagnonnage. Une fois lus, il les range soigneusement, pour qu’ils retrouvent leur caractère sacré, jusqu’à ce que ses mains les choisissent de nouveau parmi leurs frères tous différents.
Cette anarchie de formats et de couleurs domptée par la régularité des rayonnages est agréable à l’œil. L’utile prend une valeur esthétique, parce qu’une conscience est là pour en témoigner. En caressant ce sentiment, il se souvient de la réponse d’un auteur italien à un journaliste français qui demandait, face aux trente mille volumes de sa bibliothèque, si l’écrivain avait lu tout ça. « Ce qui compte dans n’importe quelle bibliothèque, ce sont les livres qu’on n’a pas encore lus. » Et toc ! Lui n’en a pas autant, mais ceux qui attendent encore d’être ouverts le réchauffent. Il se prépare à les quitter. S'il revient un jour, ce sera au moins pour eux. Si quelqu'un revient...
Le frigo n’est pas si plein. Jean-Loup en retire des tomates du jardin, quelques courgettes, pour les voisins. Il emportera le reste dans des boîtes, pour le voyage. Dehors, le soleil écrase la demi-lune de goudron qui s’élargit au sommet de l’impasse. La dernière maison habitée se trouve un peu en contrebas, à gauche. La voiture des voisins n’est pas visible, le portail est ouvert. Jean-Loup se glisse jusqu’au perron à travers les bambous qui ont prospéré en forêt dense. Leur caresse le chatouille aux oreilles. Il frappe et entre sans attendre : les voisins ne sont pas là, c’est sûr. Le chien est couché sur le tapis du salon. Il halète doucement et suit le visiteur des yeux sans bouger. Le vieil homme va vers le frigo qu’il trouve ouvert et débranché. Un mot manuscrit à l’intérieur.
« Cher Jean-Loup,
Nous partons pour Paris. Nous avons préféré ne pas vous en avertir : vous savez comme vous êtes convaincant, vous nous auriez persuadés de rester. Le chien ne se plaira pas en appartement. Nous le laissons à votre attention, mais ne vous sentez tenu de rien. La mort est déjà sur lui.
Au cas où, sachez que vous serez toujours bien reçu rue de Rivoli.
Pierre et Franz »
Le second prénom est signé d’une autre main, discrète attention.
Ils sont donc partis, eux aussi. Jean-Loup regrettera leur présence discrète et courtoise, mais le voilà accoutumé à la vraie solitude, celle que rien ne trouble plus, mais que l’on peut rompre en rejoignant les autres, jamais si loin. Le chien a lapé toute son eau. Il gronde quand Jean-Loup retourne vers la cuisine pour remplir son écuelle. Ce n’est pas de la colère, plutôt un signal.
Deux ombres se glissent dans le couloir, à la limite du champ de vision du vieil homme. Il se retourne trop tard pour les prévenir de sa présence. Ne pas surprendre. Il claque ses talons à grand bruit pour revenir dans le salon. Les deux visiteurs sont là, en arrêt, les yeux fixés sur le chien qui gronde toujours.
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