Chaman
La dernière femme présente n’a qu’un geste de loin pour le repousser, puis elle prend Jean-Loup par le bras et l’entraîne de nouveau vers la lumière extérieure. Là, elle reste un moment au bord du gouffre pendant que, derrière eux, la fin de la chanson s’envole dans un soupir. Un silence, quelques murmures, et enfin le roulement de centaines de mains qui expriment leur admiration en claquant. Bien qu'une partie des applaudissements lui soit destinée, Cécile reste prostrée.
« J’ai cru que je pouvais… C’est trop dur, trop triste.
— Merci, en tout cas. Cette émotion… Si j’avais eu le temps de sortir ma guitare, nous aurions pu… Allons, le festival ne fait que commencer.
— Paroles d’espoir : vous allez mieux ?
— Une sorte de rémission. La douleur se fait plus sourde, mais plus large aussi. Elle s'étend. Peut-être quelque chose comme un calcul, rénal ou autre. Je ne sais pas.
— Il vous faudrait un médecin. Retournons voir Manoukian, il acceptera de passer un appel pour qu’on vous soigne... s’il reste ici quelqu’un de compétent. »
Une voix douce les interrompt : « Ce ne sera pas nécessaire… »
Une fois sa prestation achevée et applaudie, l’interprète de Long Gone Dawn les a suivis hors de la grotte. Il a passé une ample tunique bistre à la place de son fourreau. Dans la lumière du soleil matinal, son genre demeure flou, androgyne. Il affirme n’être pas docteur en médecine, mais disposer d’une boîte à outils assez complète en termes de diagnostic et de thérapie. Un chaman, bien que ce terme le laisse dubitatif. Quelqu'un qui a seulement étudié l'humain, oui, en réponse à un appel, vocation ou don, il ne sait pas. Il sent, tout au plus.
Son pas glissé les guide vers plusieurs paravents de toiles colorées qui délimitent une façon de cabinet de consultation autour d’un matelas posé à même le sol herbu. Jean-Loup s’y étend et se livre aux mains attentionnées du praticien chanteur. Examen attentif, recueilli, combinant prise de pouls, palpations diverses, caresses tapotées, quelques passes magnétiques, ou ce qui y ressemble. Cécile lève les yeux au ciel, mais se tait. Un soupir du chanteur, ses mains abandonnant Jean-Loup.
« Vous luttez contre quelque chose. Pas une expression naturelle de votre être, c’est extérieur.
— Il est malade, quoi ! intervient Cécile.
— Non, pas comme le corps l’entend. La maladie est un de ses langages. Mais là, son corps ne parle pas, il ne crie pas, il lutte en silence. Et il est en train de perdre.
— Intoxication ?
— Ou emprise, je ne sais pas. Il y a une volonté à l’œuvre. Contre lui.
— Et vous pouvez me soulager ? souffle le malade épuisé.
— Oui, c’est le bon mot. Vous aider, vous apaiser, mais pas vous soigner. L'acceptez-vous ? »
Sur le murmure d'assentiment de Jean-Loup, la voix de Manoukian résonne de nouveau alentour.
« Voilà, voilà, nous allons pouvoir vous communiquer quelques rendez-vous pour les réjouissances prochaines. Il y aura… mais je vais laisser chacun vous dire. À vous… Oui, à vous mon Père.
— Alors, heu… Nous sommes plusieurs à vouloir insuffler un peu de spiritualité dans ce festival. Aussi nous avons ouvert une chapelle œcuménique de célébration permanente. Vous la trouverez facilement. Ce que je voudrais annoncer, c’est une veillée itinérante qui nous permettrait de partager un peu de l’esprit qui nous anime, dans une dimension plus, heu… »
La voix se perd entre les troncs, peine à contourner les paravents, à ébranler l’ouïe endormie de Jean-Loup. Les haut-parleurs manquent soudain de puissance. À moins que ce soit ce coton âcre qui le retranche peu à peu du monde. Il rêve qu’on lui parle, qu’on le caresse. Des mantras lui dénouent les chakras hors du rayon étroit de sa conscience. Il est déjà à mi-chemin d’ailleurs lorsque plusieurs pressions fermes sur le sternum et le ventre semblent freiner son départ, le retenir de ce côté-ci.
« C’est tout ce que je peux faire. Buvez ceci, à petite gorgées.
— Il va s’en sortir ?
— Non... madame, ni lui ni aucun de nous. Il prendra juste un peu d’avance.
— Ah, mais ce n’est pas possible, ce défaitisme ! Vous n’avez vraiment plus rien dans la culotte… Non, je veux dire, enfin… rien. Excusez-moi. »
L’apostrophe de Cécile meurt dans un sanglot retenu. Elle soutient les épaules de Jean-Loup, se demandant ce qui la lie à ce vieillard qu’elle ne connaissait pas la veille. Peut-être un syndrome de Florence Nightingale, résurgence d’un atavisme féminin due à l’aura émotionnelle du festival. Elle se fait un peu honte de ne pouvoir se contrôler, et en même temps ne renie pas le plaisir d’éprouver des sentiments longtemps enfouis ou révolus. Un homme entre ses bras. Une vie vacillante. Quelque chose qui fut grand et ne tient plus que par sa présence à elle. Être utile à quelqu’un, ou au moins réconfortante. Tout ce qu’elle avait oublié pour survivre seule. Survivre pour quoi faire ?
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