Chasse
« Il vous faut un indice pour me repérer ? Alors voici, notez bien : je suis celui qui ne rit pas ! »
Son éclat de rire grinçant le contredit en résonnant longtemps entre les échos de pierre.
Dans la forêt, sur le sentier descendant vers l'Ardèche, à bord du dirigeable, sur les berges de la rivière et jusque sur les pontons flottants qui accueillent les musiciens et les chœurs du concert, chacun retient son souffle. On échange des regards. Celui qui ne rit pas ? Mais, personne n'a ici le cœur à rire. Une chape de désespoir s'abat sur le festival comme si elle attendait depuis longtemps déjà, planant au-dessus du crépuscule.
« Je sais qui c'est, murmure Cécile. Le mec qui était à côté de nous hier soir, dans le charriot. C'est lui, c'est sa voix, j'en suis sûre. Je peux le reconnaître, je vais le retrouver.
— Le retrouver pour faire quoi ? Vous battre avec lui ?
— Mais... bien sûr ! Essayer, au moins. Trouver de l'aide, enfin... faire quelque chose !
— C'est ce qu'il veut, vous l'avez entendu. Faire du spectacle. Ça ne changera rien.
— Ah, mais si ! Ça change tout au contraire. Mais vous ne comprenez pas, bien sûr, vous êtes déjà fichu... vous ne comprenez pas. »
Jean-Loup s'abîme un long instant dans le regard immensément désespéré de Cécile. Il comprend ce qui se joue en elle, il en a le souvenir, cette lutte tendue entre l'espoir et la réalité. Peut-il l'aider à accepter ? Elle n'a pas vécu, comme lui, comme eux tous, la lente dégradation de l'espérance. Elle n'a pas encore pu faire son deuil de l'humanité, envisager la fin, s'y résigner d'abord, puis y trouver la paix. Le combat rugit encore dans les mots de la femme, dans ses veines. Il faut la laisser faire.
Lorsque la nacelle touche terre la combattante saute le bastingage sans une pensée pour ses genoux et s'enfonce dans la petite foule déjà arrivée par le chemin. Elle court, zigzague, dévisageant chacun, prenant les hommes aux épaules pour les tourner vers elle au besoin. Celui qui ne rit pas...
Elle se presse, cherche, touche, dévisage, en vain. Son cœur tape, ses oreilles sifflent. C'est trop bête ! Et tous ces types, ces vieux, ces finis, qui ne bougent pas et la regardent comme des bêtes à l’abattoir. Et ce temps qui passe, tic, tac, la fatigue qui lui gagne les jambes, lui raccourcit le souffle. Ses yeux éperdus percent le noir à la recherche de l'indice. En même temps elle fouille dans ses sensations : cette lourdeur, est-ce déjà le poison ? En a-t-elle pris sans le savoir ? A-t-elle très mal, ou juste une crampe qui passera ? Il faut qu'elle se souvienne.
Le visage de l'homme entr'aperçu dans la nuit, sur l'omnibus. Qu'avait-il fait, qu'avait-il dit ? Sa gnôle, sa bouteille Thermos, une vraie bonbonne à déchets radioactifs ! Oui, c'est sans doute ça, l'alcool qui cache l'amertume de la ciguë, un bon produit, oui, une saleté de bon produit, très efficace, il l'avait claironné. Et Jean-Loup qui en avait goûté le premier. Mais où trouver ce sale type ? Tout autour d'elle des visages cacochymes, des rides, des peaux qui plissent, des bras décharnés, des ventres gonflés de vieillesse, des genoux cagneux, et ça piétine, ça s'assoit, ça se couche même au bord de l'eau, ça attend la fin au lieu de courir, se battre, essayer au moins...
Et soudain il est là. Debout au milieu des vieux débris. C'est lui, elle en est sûre. Elle sait qu'il sourit sous le maquillage qui lui, en effet, ne rit pas. Elle l'a trouvé : le clown triste, sa face blanche aux lèvres tombantes et aux yeux qui pleurent des larmes noires, elle l'a trouvé et il la regarde.
Il lui adresse un clin d'œil fardé, agite d'une main le flacon métallique, montre de l'autre un petit appareil dont les diodes brillent, rouge et verte. Il se retourne et disparaît dans la nuit à la seconde où débute le concert.
Sous l'arche de pierre des feux de Bengale se sont déclenchés. Leurs fontaines d'étincelles rugissantes illuminent les barges où une contrebasse amplifiée et un timbalier roulent les premières mesures de quelque chose de sourd et puissant. Cela éveille en Cécile, dans un coin libre de son esprit en surchauffe, une plainte de Ligeti entendue dans un légendaire bon film de science-fiction. La masse sonore l'enveloppe comme un carcan mou, poisseux, mortifère.
Il faut courir, poursuivre le clown qui ne rit pas. Mais elle n'y arrive plus. L'apathie de l'assemblée l'englue. Se secouer. Hurler contre l'inadmissible, au moins. Une main sur son épaule la ramène au présent. Pas une caresse, plutôt quelqu'un qui cherche l'appui : Jean-Loup titube à ses côtés.
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