_6, correspondance
On ne voit que ce que l'on veut voir. La nature humaine est comme ça : on range quelqu'un dans une case et à partir de ce moment là, on ne peut plusrien faire. Juste accepter, et espérer qu'une personne voit enfin la vérité.
D'accord, j'aime bien Evan, je ne plus me le cacher. Il est simple, naturel, et s'adresse à moi comme si l'on se connaissait depuis toujours. J'aime bien qu'on me traite comme une personne normale. Chaque fois que je trouvais l'une de ses lettres dans le Livre, je restais aussi surprise qu'heureuse.
"Très bien, je vais essayer de ne pas trop m'attacher à toi si c'est ce que tu souhaites mais ne m'en veux pas si je te pose beaucoup de questions : je suis un être très curieux. Ça fait un près de deux ans que j'habite à Paris. J'ai emménagé dans un appartement près de la librairie mais mon école est à trente minutes de là. C’était une ancienne acquisition de mon père. En fait, quel âge as-tu ? Moi j'ai vingt-deux ans.
Evan "
" Je suis née il y a déjà deux décennies, mais je ne sais toujours pas pourquoi. Certainement parce que mes parents s'aimaient. Sauf que l'amour n'existe pas. Je suis bien placée pour le savoir. Personne ne m'a jamais vraiment aimée. J'ai croisé des milliers de gens, si parmi tout ceux-là aucun ne s'est détaché par une marque d'amour, c'est que ça n'existe pas."
" Mes parents ont divorcé quand j'avais cinq ans. Je n'ai presque aucun souvenir d'eux ensemble. A vrai dire, ma famille est maudite. On croise l'amour de notre vie mais on est tellement nuls qu'on arrive jamais à construire quoi que ce soit de bien avec elle. Et même si on y arrive, d'une manière ou d'une autre, tout tombe à l'eau. Alors, je ne suis pas d'accord avec toi : l'amour, le véritable amour, existe. Mais je n'aurais jamais la chance de le vivre pleinement. Ça, j'en suis sûr. "
" Si tu le dis... A force de poser des lettres dans « Le bleu de tes mots » j'ai été intriguée. Du coup, je me suis mise à le lire. Je l'ai dévoré ! Il est vraiment bien. L'as-tu lu ? "
" Oui, moi aussi je l'ai adoré. J'aime bien le concept de laisser des messages dans des livres. Quel est ton genre préféré ? Perso, c'est la fantasy. Mais j'aime aussi les roman d'amour. Seulement, c'est toujours la même chose dans ces histoires. Ça en devient lassant."
" C'est vrai, ça suit toujours le même schéma narratif mais ça ne me dérange pas. J'aime aussi la fantasy, j'aime bien le surnaturel. En fait, j'écris quelques textes fantaisiques. On ne se rend pas compte à quel point c'est compliqué d'écrire à long terme... "
" Tu écris ! Aurais-je l'honneur de voir l'un de ces textes ? Je te promets que je ne trouverai que des commentaires positifs ! Je peux être un optimiste obstiné quand je le veux."
" Hors de question, c'est trop privé. De toute manière, je préfère des commentaires constructifs que positifs mais erronés"
" Alors un texte qui ne l'est pas ? Si tu veux je serais constructif, ça ne me pose pas de problème : en plus je suis un lecteur très assidu."
" Tu ne comprends pas... Quand j'écris, je mets des parties de moi dans chaque mot. Chaque phrase est influencée par mon état d'esprit, chaque histoire vient du fond de mon imagination, chaque expression est une facette de mon cerveau loufoque. Le jour où je te ferais lire mes textes, alors c'est que tu seras devenu le soleil (ou le trou noir) de ma vie."
" D'accord, tu savais que selon des astrophysiciens, lorsque l'étoile s’effondre sur elle-même et devient un trou noir, elle finit par atteindre une masse inimaginable dans un espace minuscule. Le point ultime de cet effondrement est appelé une singularité et là, quand toute la matière est condensée dans un point d’une densité infinie, tout s'arrête ! Je sais pas si tu comprend mais en gros, quantité infinie=temps arrêté. Game over, silence radio. Plus Rien !"
" C'est à dire que le temps n'est plus le temps ? Qu'il n'existe plus ? Comment c'est possible : le temps passe toujours !"
"C'est extrêmement subjectif. Mais le temps est suspendu. Puis Pouf ! tout explose. Genre Big Bang quoi."
" C'est géant ! On vieillit plus ? Mais alors le temps ne serais pas partout le même : il s'arrêterait dans un trou noir alors qu'il continue de filer en dehors de lui. Du coup, ce trou noir subi le temps où n'est pas concerné ? Est-ce que se serait possible que le temps soit plus ou moins long au centre de l'Univers qu'à ses bords ? "
" Ca pose des questions hein ! J'en sais trop rien : comme je l'ai dis c'est subjectif. Puis, personne n'est jamais allé voir ! »
« Tu a l’air de bien maîtriser le sujet. »
« C’est ma PASSION ! C’est si subtile, loin et proche, puissant et fébrile, fascinant et mystérieux. Je pense qu’il faut voir l’univers dans son ensemble. Ne pas étudier une étoile mais toutes les étoiles ensembles. »
« Je suis d’accord mais je pense que ça ne marche pas qu’avec l’univers et les étoiles. Il faut voir la terre dans son ensemble, les écosystème dans leur ensemble, notre société dans son ensemble, chaque personne dans son ensemble.
Tu veux en faire ton boulot ? »
« La question qui fâche… Mon père veut que je fasse un ‘vrai boulot’. Quand je vais lui rendre visite il m’abrutit avec mes études. »
« C’est n’importe quoi ! C’est quoi pour lui un vrai boulot ? »
« Prof, avocat, ingénieur à la limite. Après avoir pris une année sabbatique (un exploit avec mon père) je suis entré dans une école d’ingénierie. Je vais certainement devoir me spécialiser dans l’aéronautique. Pour l’instant j’essaie de rester le plus général possible. »
J'ai pris l'habitude de lui écrire. A présent je me rends à la bibliothèque à la fois le lundi, le mercredi et le vendredi. Evan aussi vient plus souvent, il se rend à la librairie le mardi et le jeudi. Le week-end aussi, parfois. Je me suis rendue compte que plus je "discute" avec Evan, plus j'arrive à accepter le regard des autres là-bas. Je n'ai pas parlé des lettres à ma psychologue. Je sais trop bien ce qu'elle me dirait : " Tu ne dois pas t'habituer à écrire pour parler. Ce n'est pas comme ça que tu pourras construire une relation... " Je la connais, rien de ce que je fais ne va. Ni pour aujourd'hui, ni pour demain. Jamais.
Pourtant, j'aimerais parler à quelqu'un de cette rencontre, à quel point il est gentil et compréhensif. Mais la seule personne à qui je peux parler c'est lui. Je n'ai personne. Jamais je ne me suis sentie aussi seule, aussi perdue. Et chaque weekend, mes mots se bloquent dans ma gorge, ma langue refuse de m'obéir et mon cerveau oublie tout ce qu'il a appris. Je me referme à nouveau sur moi-même, sans que personne n'imagine comment je suis à la librairie, avec les lettres d'Evan.
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