_6, Lidia
Il faut savoir vivre pour ce que demain a à nous offrir, et non pour ce qu'hier nous a enlevé.
Il est mercredi après-midi, cela fait des heures que je me tâte à aller proposer mon aide à Maëlle. Je n’en ai pas parlé à Evan, je veux le faire toute seule. Mais si je continue comme ça, je n’aurai plus le choix. J’inspire profondément et me lance, au point où j’en suis, une folie de plus ou de moins…
- Bonjour Maëlle…
Ma voie est enrouée, je n’aime pas ça. Pourquoi n’est-ce pas aussi facile qu’avec Evan ?
- Bonjour Emilie, comment vas-tu ?
- Bien.
- Je te vois trainer souvent avec Evan. C’est un gentil garçon. Il me rappelle Hugo, attentionné et attachant. Et il a toujours été très galant avec sa petite amie. En ce moment ils sont au Québec je crois… tu aime bien le Canada ? Je trouve qu’il y fait trop froid.
- J’ai toujours aimé le froid. Quand on a chaud, c’est toujours compliqué de se rafraîchir. Alors que c’est si simple de se réchauffer en hiver.
- C’est vrai. Avec la cheminée, les plaids et le chocolat chaud. Une série de téléfilms de Noël quand les enfants sont trop fatigués pour râler des goûts cul-cul la praline de leur mère.
- Exactement !
Je m’étonne à rire avec d’autant de facilités. Peut-être qu’il me faut juste un peu de temps avant d’être bien avec quelqu’un. En tout cas, l’inquiétude que je ressentais il y a quelques minutes à totalement disparue.
- Je parle, je parle, mais je ne t’ai toujours pas demandé en quoi je pouvais t’aider Emilie.
- Oh, en fait c’est moi qui voulais vous le demander. Vous devez vous occuper de toute la librairie à vous seule, peut-être que vous auriez besoin d’une paire de bras en plus ?
- Comme c’est gentil ! C’est vrai que les rayons nécessiteraient un peu de rangement. Tu les connais bien non ?
- Oui. Vous utilisez quel genre de rangement ?
- Classique, avec les noms de famille des auteurs. Tu veux commencer maintenant ?
- Pourquoi pas.
Pendant que je me dirige vers le rayon des romans d’amour pour le ranger (je ne vais quand même pas trop changer mes habitudes), j’aperçois Evan enlacer une fille aux longs cheveux châtains ondulant sur ses épaules. Mon cœur s’arrête. Alors que ma gorge se noue, je tente de me ressaisir : il a sa vie et moi la mienne. Tout comme je suis venue ici pour aider Maëlle, il peut très bien venir là sans que je le sache. Pour retrouver une mannequin en détresse. Je me détourne de cette démonstration d’affection dont je n’avais certainement pas à en être la spectatrice mais la voix douce d’Evan me retient :
- Emilie ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je suis pétrifiée sur place. M’en veut-il de ne pas l’avoir prévenu que je venais à la librairie ? Ou de les avoir dérangés ? Mais c’est pas possible ! Je ne suis tout de même pas revenue au stade des questions sans fin avec lui.
- Rien… je range.
Sur ce, je m’enfuie lâchement vers mon rayon.
Après deux petits étages de rangées, une femme d’une vingtaine d’années, que j’identifie être la chevelure parfaite à qui Evan faisait un câlin, m’accoste.
- Salut ! Paraît que tu es la meilleure conseillère dans le domaine des livres à l’eau de rose. Tu connaîtrais pas un bouquin qui remonte le moral, avec une belle histoire d’amour ? Un peu niaise, légère, et qui te fais croire que tous les mecs sont des princes.
Elle n’avait pourtant pas l’air d’avoir une peine de cœur tout à l’heure.
L’envie de l’envoyer bouler, pour toutes les autres personnes que j’aurais aimé envoyer paître et pour ce goût amer qui s’obstine à me rester depuis que je l’ai vu avec Evan, me prend. Alors que les mots s’apprêtent à sortir de ma bouche -sans difficultés cette fois- je vois ses yeux rougis.
La vengeance sera pour une autre fois…
- Oui, bien sûr. J’en ai plusieurs qui me viennent en tête.
Alors que je lui sors un troisième livre, qui devrait vraiment satisfaire ses envies, elle me dit d’un air innocent :
- J’ai l’impression qu’Evan t’aime bien.
Je me fige sur place. Comment Evan pourrait-il bien m’aimer alors qu’il côtoie des filles comme elle ?
- Il était inquiet tout à l’heure, quand tu t’es sauvée. Il a l’air de bien te comprendre. Remarque, il sait comprendre les gens. C’est ce que j’aime bien chez lui.
- On est juste amis…, je trouve nécessaire de rappeler, comme si ça n’était pas une évidence.
- Nous aussi. On se connaît depuis le CE2. Il m’avait donné son goûter parce qu’un idiot volait le mien. Il a toujours été comme ça…
Oh. D’accord.
Pourquoi une bouffée de soulagement m’envahit ? Je ne sais pas.
- Vous vous êtes rencontrés ici il paraît. Evan me parle souvent de toi.
- Vraiment ?
Nous discutons ainsi longtemps. Très longtemps. Lidia est une francilienne pure souche. Sa famille y est installée depuis si longtemps que ça doit être inscrit dans son ADN. Elle dit « pain au chocolat », a déjà dormi sur les toits de Paris, et trouve que la neige est un miracle. Elle est fanatique de Victor Hugo, fait de la danse classique depuis ses cinq ans, du hip-hop depuis ses dix ans, du moderne jazz depuis ses douze ans, et j’en passe. Elle est nulle en mathématiques, déteste la technologie (faute à un ancien prof et non à son incapacité totale à brancher une prise en moins de cinq minutes). Elle fait des scoubidous dès qu’elle peut, des études pour être prof de danse, des sports extrêmes en vacances. Elle parle beaucoup, avec de grands gestes, mais écoute quand les autres parlent. Lorsqu’Evan apparaît dans notre champ de vision, nous sommes devenues deux bonnes amies.
- Je vois que ça va mieux Lidia. J’étais sûr que vous vous entendriez.
- Et tu as toujours raison. En tout cas, faut qu’je file. J’ai danse dans un quart d’heure.
Nous la regardons s’en aller en sautillant dans le silence. C’est Evan qui finit par le briser :
- Alors tu aides Maëlle maintenant ? C’est sympa je trouve.
- Merci. C’est une idée de ma psy.
- Parce que tu l’écoutes à présent ?
- Et oui ! Comme quoi, tout est possible.
- Tu ne crois pas si bien dire. Tu as besoin d’aide pour ranger ?
- C’est moi qui propose mon aide à Maëlle ! je dis dans un rire.
- Et alors. Comme ça tu pourras me donner des cours sur ces romans d’amour dont les filles raffolent et qui hantent les cauchemars des garçons. Alors, quel est le secret pour être le prince charmant parfait ?
- Commencer par ne pas confondre sexisme et galanterie. Tu peux toujours me tenir la porte, m’apporter mon manteau ou m’inviter au resto.
- Ok. Etre galant.
- Porte toujours un gros sweet à prêter si jamais il fait froid. C’est le truc des films adolescents.
- Le truc du sweet.
- Soit gentil et attentionné. Mais ne tombe pas dans le too much. Fais des compliments, mais pas trop non plus : ça fait faux. Et puis cela va de soi, il faut que tu les penses. Laisse un espace vital à la fille, tout comme vous pouvez en vouloir. Même si juste un petit message par jour, du genre « coucou, comment tu vas ? » ou bien du soir : « passe une bonne nuit ». Ca fait toujours plaisir.
- Les petits messages, ok.
- Et surtout, reste toi-même. Sinon ça ne sert pas à grand-chose.
- Etre soi-même. Ca devrait le faire.
Une petite heure plus tard, Maëlle vient nous annoncer que la boutique ferme. Nous n’avons pas beaucoup avancé niveau rangement, mais nous avons beaucoup ris. Evan m’a raconté des anecdotes avec Lidia. Je lui ai raconté « ma vie d’avant ». Mes anciennes amies, les souvenirs qui me revenaient, petit à petit. Un goûter d’anniversaire, un crush, un voyage scolaire. Des disputes, pour un oui, pour un non, et les inquiétudes, les rires, les pleurs. J’ai évoqué, aussi, le sentiment de laisser sa vie s’échapper au fur et à mesure que l’on s’éloignait. Mais nous revenions toujours sur les moments plus heureux.
Evan insiste pour me raccompagner chez moi. On projette de se retrouver vendredi soir, pour les défis. Seule dans mon appartement, toujours aussi morose, je commande une pizza. Après une bonne douche, j’attrape un livre en attendant le livreur. Au bout de quelques pages, mon téléphone sonne :
Evan : Changement de plans, vendredi je viendrais te chercher chez toi. Je compte t’emmener dans un petit restaurant que j’aime beaucoup. J’espère que ça te va.
Evan : Et passe une bonne soirée !
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