Le T-shirt
J’ai passé mon samedi (enfin, seulement l’après-midi, pour être honnête, ma matinée fut constituée d’un sommeil profond) à rechercher une trace d’Ange sur les réseaux sociaux. Twitter, Instagram, Facebook. Il n’existe pas. Alors le dimanche, j’ai élaboré des théories. Genre celle de l’Ange anti-réseaux, ou celle de l’Ami Imaginaire : peut-être que je me sentais tellement seul à cette soirée que mon cerveau m’a inventé un Ange gardien (lol). Mais j’ai toujours son t-shirt. Noir, trop grand, une toute petite tasse de café brodée sur le cœur. C’est la seule preuve que ce mec rencontré vendredi est bien réel.
Avec un soupir de lundi matin ordinaire, je plie soigneusement le t-shirt et le place dans mon sac de cours, en espérant que je croiserai bien son propriétaire à un moment de la journée.
Arrivé au lycée, mes espoirs s’amoindrissent. Je ne regarde jamais les gens au bahut, mais il se trouve qu’on est vraiment beaucoup. Genre un millier. Plus, même. Et que même s’il est grand et qu’il a des yeux très accrocheurs, Ange ne va pas apparaître parmi la foule comme par magie. Malheureusement.
Les garçons me rejoignent après la première heure, et Lucas nous explique toute l’histoire avec Juliette qui – sans surprise – ne change pas des dizaines d’autres fois où ils se sont remis ensemble. Il a réussi à se faire pardonner la drague-pas-drague de la soirée dernière en se pointant chez elle avec un bouquet de fleurs dimanche matin, et tout va à nouveau comme sur des roulettes dans leur couple. Baptiste l’écoute d’un air attentif, qui se révèle n’être qu’une façade quand il lance d’une voix impatiente à l’instant même ou Lucas a fini son récit :
- Et Sarah-Gros-Seins, je lui ai manqué ?
- Baptiste, t’es plus au collège, si tu continues à l’appeler comme ça, t’auras aucune chance avec elle. Jamais. De toute ta vie.
Je ricane. On connait Sarah depuis la maternelle, mais c’est en primaire que Baptiste est tombé amoureux d’elle. Elle ne l’a jamais calculé, à part quand il s’est mis à lui donner ce surnom (inventé par d’autres mecs assez idiots au collège), et qu’elle lui a lancé un regard affreusement noir. Lucas et moi pensons qu’il ne parviendra jamais à rien avec cette fille, qui semble mentalement trop bien pour lui, mais nous ne lui disons que modérément, de peur qu’il ne s’en remette pas.
- Sarah aurait-elle mentionné mon absence parmi les membres de la soirée de vendredi dernier ?
Nous le regardons avec étonnement.
- Non, Baptiste, désolé.
Ses épaules s’affaissent, et je m’empresse d’ajouter :
- Mais il y avait beaucoup de monde, alors c’est normal, tu sais.
- En plus, on est arrivés tard, ajoute Lucas.
- Et elle ne m’a pas vu non plus, comme j’ai passé la soirée dans le jardin avec… ma bière. Elle a dû se dire que seul Lucas était venu.
- Ouais, vous avez raison, les mecs.
Evidemment, nous n’avons pas raison, mais l’espoir fait vivre.
Après quatre heures de cours à observer chaque lycéen à chaque pause, je commence à désespérer de retrouver Ange un jour, et la théorie de l’Ami Imaginaire se montre de plus en plus plausible, à tel point que je vérifie deux fois que son t-shirt est bien dans mon sac, et que ça non plus n’est pas un produit de mon imagination. Les garçons et moi nous posons à une table de la cafétéria, où Juliette nous rejoint, tout sourire, comme à chaque lendemain de remise en couple avec Lucas (d’après mes observations, cette phase va durer une semaine au maximum). Ils entament une conversation, et je les écoute à moitié, reconnaissant un rire familier provenant d’un groupe d’amis qui mange quelques tables plus loin. Je plisse les yeux et reconnaît Axelle et… Il est bien réel, mon cerveau ne débloque pas. Ange lève les yeux quelques secondes à peine après que je l’ai remarqué, et ces derniers se plissent dans ce fameux sourire qui illumine tout son visage, il lève une main pour me saluer et…
- Tu le connais, c’est qui ? me demande Baptiste, intrigué.
Je baisse le regard, emprunt du même sentiment que j’ai ressenti en présentant Ange à Lucas comme « juste un gars ».
- Je sais pas, il a du me confondre avec quelqu’un d’autre.
Baptiste hoche la tête et reporte son attention sur la conversation de Lucas et Juliette en face de nous. Quand je relève les yeux vers Ange, il ne me regarde plus, le nez dans son assiette, je serais incapable de dire s’il a mal pris mon geste. C’est la deuxième fois que je me comporte comme un enfoiré sans aucune raison, et je commence à m’agacer moi-même. Je secoue la tête et me concentre sur mon pas et les gars, qui débattent sur la probabilité de choper une prof avant la fin du lycée.
A un certain moment de l’après-midi, je décide d’arrêter d’agir bêtement, et d’en finir une bonne fois pour toute avec cette histoire de t-shirt. Je compte attendre Ange à la sortie, m’excuser d’être parti sans lui dire au revoir à la soirée, lui rendre son t-shirt et apaiser ma conscience, basta. Une fois en dehors du lycée, je dis aux gars de partir sans moi (en priant pour que le prochain bus ne soit pas dans quatre heures), et me pose sur un banc, aux aguets. Ce serait con si je le ratais maintenant. Genre, vraiment con. Les minutes passent, et j’ajuste mon sweat, à mon cou, commençant à regretter d’avoir accepté ce foutu t-shirt, mais bizarrement impatient de retrouver Ange. Les lycéens quittent peu à peu les lieux, et je suis à deux doigts d’abandonner quand une grande silhouette passe les portes du lycée, les mains fourrées dans son manteau noir. Enfin. Je me lève brusquement et cours presque vers lui.
- Ange !
Il se retourne vivement : au moins, il ne m’a pas menti sur son prénom. La dernière théorie est sûrement la bonne : il est anti-réseaux.
- Jules.
Il sourit, mais pas entièrement, alors je passe directement aux excuses.
- Je suis vraiment désolé d’être parti comme un voleur vendredi dernier, j’ai passéune super bonne soirée grâce à toi, et je t’ai même pas remercié. J’ai voulu le faire sur les réseaux, mais je t’ai trouvé absolument nulle part, alors j’ai abandonné et je me suis dit que je te verrai sûrement au bahut, mais à la cafét’ je t’ai même pas salué, je suis désolé pour ça aus…
- Hé, ça va, tranquille, je t’en veux pas, dit-il en riant.
- Oh, cool. C’est cool.
- Tu connais des ados de douze piges qui mettraient volontairement « Ange » comme nom d’utilisateur sur les réseaux, Jules ? Parce que moi, à cet âge là, je maudissais ma mère de m’avoir donné ce nom.
- Oh, ceci explique cela…
Il n’est finalement pas anti-réseaux non plus, alors. Heureusement que je ne suis pas détective. Ou théoricien.
- Moi aussi, j’ai passé une super soirée vendredi. Et je suis désolé de t’avoir fait attendre, j’étais avec la troupe de théâtre.
- Oh, tu fais du théâtre ? C’est cool.
- Ouais, ça aide à vaincre la timidité, tu devrais essayer. Les inscriptions s’arrêtent mi-novembre, si jamais ça t’intéresse.
- Mouais. Je sais pas si t’as remarqué, mais j’ai tendance à être mal à l’aise en présence de gens.
- J’ai cru remarquer, répond-il en riant.
Cette fois, ses yeux se plissent dans son sourire, et je suis soulagé qu’il ne m’en veuille pas. Ange ne détourne pas le regard de mon visage, il me sonde, et finit par me demander avec un petit sourire amusé :
- C’est tout ce que tu voulais me dire ? Tu voulais t’excuser ?
- Ou… Oui. Ah ! Euh, non. Je dois te rendre ton t-shirt, aussi.
Je fais glisser mon sac de mon épaule pour en extraire le vêtement et lui tendre. Malgré mon pliage professionnel, il est un peu chiffonné, mais Ange ne fait aucune remarque et me remercie.
- J’ai le tien, aussi, ajoute-t-il.
- Le mien ?
- De t-shirt. Celui sur lequel Axelle a vomi. Tu l’as oublié dans la salle de bain, à la soirée, alors je l’ai récupéré et lavé, mais j’ai pas pensé à le prendre aujourd’hui.
- Oh ! Merci beaucoup, t’étais pas obligé. Tu pourras me le rendre un autre coup, ou le garder, comme tu veux.
- Il sera sûrement un peu petit, dit-il en riant. J’habite juste à côté, tu peux venir le chercher maintenant, si ça te va.
Bien sûr ça me va. Etrangement bien, même.
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