Partir comme un voleur
Il y a quelque chose d’excitant à l’idée d’aller chez Ange. J’entre dans une part de sa vie qu’il n’a pas découvert chez moi, et ça rend les choses… Intimes. C’est une petite maison blanche, et l’intérieur me surprend. Il y a des babioles et des photos partout, d’un style un peu vieillot, mais chaleureux. Je le suis à l’intérieur, et une voix nous parvient d’une pièce voisine :
- C’est toi, mon Ange ?
- Oui mamie, je suis avec quelqu’un.
Une vieille dame sort soudain la tête de l’ouverture d’une porte, l’air joyeusement surpris :
- Oh, bonjour, mon garçon.
- Bonjour.
- Je vais vous préparer du chocolat chaud.
Je tourne la tête vers Ange pour lui dire que ce n’est pas la peine, mais il m’adresse un sourire contrit :
- Laisse-la faire, elle adore ça. Et elle est très têtue.
- Je vois, dis-je avec un sourire. Tu vis chez elle ?
- On vit tous les trois, elle, ma mère et moi. Ca a toujours été comme ça. Elle est géniale, tu vas voir.
Ses yeux sont pleins de tendresse, et j’essaie d’imaginer ce que ça ferait d’être si proche de mes grands-parents. Je les vois régulièrement, mais je ne connais pas grand-chose d’eux, tout comme ils ne connaissent pas grand-chose de moi.
- Et ton père ?
Il ouvre la bouche sans parler pendant une seconde, et j’ai peur d’avoir dit une connerie, mais alors que je m’apprête à m’excuser, il explique :
- Je le vois rarement, mais c’est pas plus mal. Il n’est pas très famille.
Sa dernière phrase semble ironique, et je ne sais pas trop si j’ai touché un point sensible, alors je me contente de hocher la tête. Je n’ai jamais imaginé mes parents divorcés, et je ne me suis jamais imaginé fils unique, non plus. J’imagine que ça ne doit pas changer grand-chose, quand on a toujours vécu comme ça. Ange accroche son manteau avant d’entrer dans la pièce où se trouve sa grand-mère (qui s’avère être la cuisine), et me fait signe de m’installer à table. J’obéis, et il fait pareil.
- C’est bien que tu ramènes quelqu’un, mon Ange. Vous êtes proches, tous les deux ? demande la grand-mère d’Ange, en le regardant fixement, prête à analyser sa réponse.
Sa question est lourde de sous-entendu, et je ressens un truc étrange en me disant qu’Ange aime peut-être les mecs.
- C’est mon ami, mamie. Il m’a prêté un truc que je dois lui rendre.
Elle continue de le fixer quelques secondes, comme pour déterminer la véracité de ses paroles. Quand elle semble convaincue, elle tourne le visage vers moi, et je me rends compte que ses yeux sont aussi clairs et pétillants que ceux de Ange.
- Comment t’appelles-tu, jeune homme ?
- Jules.
- Je suis ravie de te rencontrer, Jules. Tu veux du sucre, dans ton chocolat ?
- Non, merci, je réponds avec un sourire.
On dirait une jeune femme dans le corps d’une vieille personne, je comprends qu’Ange soit proche d’elle. Elle finit de nous préparer nos tasses avant de nous les donner, et nous les buvons en parlant tous les trois. La conversation est fluide, et je me sens étrangement à l’aise, bien que je sois seul avec deux quasi-inconnus. Pour être honnête, je ne considère pas Ange comme un inconnu, se mettre un cuite rien qu’à deux dans une soirée bondée, ça crée des liens. Enfin, de mon côté, du moins. Et je me convaincs que ce n’est que pour ça que j’ai tellement envie de faire durer ce moment.
Une fois les chocolats chauds terminés, nous remercions la grand-mère d’Ange et ce dernier m’emmène dans sa chambre (nouveau pas de plus dans notre amitié), pour y récupérer mon t-shirt. La pièce est comme je l’imaginais, et je ne me gène pas à tout observer en détails, profitant de ce moment puisque lui aussi ne semble pas vouloir l’écourter. Je m’approche de sa bibliothèque, contenant tous types de bouquins, de la BD au livre d’histoire, observe son tourne-disque et mémorise ses goûts musicaux en parcourant ses vinyles. Je m’approche de son bureau, en désordre, au dessus duquel sont collées des dizaines de photos de lui et ses amis (nombreux), lui et sa grand-mère et une autre femme que je devine être sa mère, quelques photos de la mer, des montagnes, et une, isolée des autres sur le mur, où il se tient, tout jeune mais reconnaissable, à côté d’un homme dont les traits sont familiers.
- C’est ton père ? je demande en montrant la photo.
- Ouais, c’est l’une des seules photos que j’ai de lui et moi.
J’acquiesce et ne m’attarde pas plus sur le sujet, observant son bureau mal rangé, des scripts de théâtre mélangés à des cours de maths éparpillés sur un livre de physique-chimie. A côté de tout ce bazar, un petit bloc de post-it bleu clair, avec un petit ange dans le coin, retient mon attention, je le prend dans ma main :
- Tu sembles plus attaché à ton prénom que quand tu t’es mis sur les réseaux.
- C’est ma grand-mère qui me l’a offert, elle trouvait ça marrant.
- Vous êtes une famille de petits rigolos.
- On peut dire ça.
Je rigole et repose le petit bloc de feuilles, avant de me retourner vers lui, dans l’attente de mon t-shirt, qu’il tient dans les mains :
- Alors, tu valides ma chambre ?
- Elle est approuvée, même si je n’ai pas testé le lit.
Il hausse les sourcils, et je me rends compte de mon idiotie :
- Enfin, je… je parlais du matelas, je voulais dire, tu sais, rien de chelou, juste dormir. Enfin, pas y dormir pour y dormir, juste le matelas, tu vois… pour la blague.
Il se marre, amusé par ma prise de panique, et me rend mon t-shirt en disant :
- Ca va, j’avais compris.
- Tu t’es foutu de moi, ça enlève des points à ta chambre. Et le fait que je connaisse pas les films sur les affiches aussi, j’ajoute en pointant un doigt derrière lui.
Il prend une mine indignée et s’approche de moi pour me demander comme à un fou :
- Tu ne connais pas Matrix et Retour vers le futur ? Sur quelle planète tu vis ?
- Si, si, je connais, mais j’ai jamais regardé.
- C’est un crime contre l’humanité, t’en es conscient ? C’est un passage essentiel de la vie, regarder ce genre de films.
- Je plaide coupable, désolé.
- Il faut absolument que tu les vois.
- Tu me les feras découvrir.
Je comptais dire « tu m’en feras une liste », mais c’est plutôt une proposition de visionnage de film tous les deux que je viens de lui proposer. Et vu son regard, il semble avoir compris la même chose que moi. J’imagine un court instant passer une soirée comme ça rien qu’à deux, et ce sentiment bizarre que je ressens souvent près de lui me prend à nouveau, bien plus fort. L’atmosphère autour de nous est lourde, différente, et ses yeux me sondent intensément, me faisant paniquer. Détournant le regard, je bégaye :
- Je dois y aller, ma mère va se demander ce que je fais.
Je quitte sa chambre en vitesse, disant rapidement au revoir à sa grand-mère avant de rejoindre la rue, où je prends une grande inspiration. Qu’est-ce qui va pas chez moi ?
- Jules ?
Je me retourne vers Ange, qui court après moi sur le trottoir, ma veste à la main :
- Ca va ? demande-t-il, les sourcils froncés. T’as oublié ça.
- Ouais, je suis désolé, j’avais pas vu l’heure. Merci pour mon t-shirt, et pour la veste.
Je le prends en déglutissant, gêné de me comporter à nouveau comme un taré.
- Y a pas de quoi.
Il a l’air sceptique, et je le comprends, après avoir marmonné un « à plus », je m’en vais, en parfait enfoiré.
Je reste perturbé durant tout le trajet, sans vraiment savoir pourquoi, et ce n’est qu’en arrivant chez moi que je me sens un peu mieux, à nouveau hanté par l’envie de m’excuser. En cherchant mes clés dans la poche de ma veste, je tombe sur un papier, plié en quatre. Un post-it bleu clair, orné d’un petit ange dans le coin, et sur lequel est inscrit une seule chose :
@dcht_a :)
Je souris malgré moi, et sors mon téléphone pour taper l’identifiant sur Instagram. Sans grand étonnement, il est très actif. Il y a peu de photos de lui tout seul, mais je les regarde toutes. Je remonte jusque la première photo postée sur son compte, en 2017, où il apparaît, plus jeune, avec un chiot sur les genoux. Je regarde encore son compte quelques minutes avant de m’abonner, un peu inquiet qu’il ne s’abonne pas en retour. Mais mes inquiétudes se dissipent rapidement. A peine une minute plus tard, je reçois sa demande d’abonnement, et un message de lui :
Ange : Ca doit-être une habitude chez toi de partir comme un voleur.
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