Priorité aux canards
Je grogne en entendant mon réveil sonner, conscient de m’être couché bien trop tard hier soir. Après m’être (une nouvelle fois) excusé auprès de Ange par message, on a parlé. Beaucoup. Longtemps. Jusque tard dans la nuit. Il m’a conseillé cinématographiquement, avec des films « cultes » du genre The Breakfast Club et Arrête-moi si tu peux. Il m’a parlé de sa vie chez lui, de sa vie au lycée, et je l’ai écouté avant de parler des mêmes choses. Il m’a dit que lui aussi était très timide, avant, qu’il n’avait pas d’amis et qu’il parlait très peu en étant petit, et que c’est en rencontrant Axelle (la fille qui m’a vomi dessus) en primaire que tout s’est arrangé.
La conversation était tellement fluide que le temps est passé à une vitesse folle, et mon cerveau fatigué est la preuve que ce n’était pas un rêve. Pour en être certain, j’attrape mon téléphone sur la table de chevet et ouvre Instagram, pour relire certains messages de notre conversation :
Jules : Est-ce que t’as des grands rêves que tu sais que tu ne réaliseras jamais ?
Ange : Evidemment ! Être acteur, par exemple.
Jules : Bah, c’est réalisable, tu fais du théâtre.
Ange : Et toi ?
Jules : Je voulais absolument faire les Beaux-arts, quand j’étais petit.
Ange : Bah, c’est réalisable, t’as des feuilles et un crayon.
Je pose mon téléphone, incapable de me souvenir comment nous en étions venus à parler de ça, et je me rallonge, fermant les yeux, appréciant ces nouvelles sensations. C’est sûrement le fait d’avoir enfin un autre ami que Lucas et Baptiste, qui fait cet effet-là. J’adore mes potes, mais je les connais depuis tellement longtemps que nous ne découvrons plus rien les uns des autres, et même si c’est génial d’avoir la sensation qu’ils me connaissent autant que je me connais moi-même, c’est agréable de découvrir d’autres personnes. Eux, ils le font. Lucas avec Juliette, par exemple. Même si pour eux c’était au delà de la simple amitié. Moi, ma timidité m’a toujours bloqué à ce niveau là.
- Jules, tu vas être en retard !
Je grogne à nouveau, et me force à sortir du lit, conscient que la journée va être très, très longue.
Je ne vois pas Ange de la matinée, malgré le temps que je passe à le chercher discrètement. Cependant, ce n’est pas une mauvaise chose : je n’ai toujours pas envie de partager ma nouvelle rencontre à Lucas et Baptiste. Après manger, les gars et moi allons récupérer nos affaire de l’après-midi dans nos casiers, et c’est là qu’en ouvrant la porte, je tombe sur un nouveau post-it, plié, sûrement passé par la fente du casier. En vérifiant que les garçons ne me regardent pas, je déplie le petit papier et trouve l’écriture d’Ange, fine et penchée :
On sèche l’aprem ? :)
Un sourire courbe mes lèvres alors que je fourre le papier dans ma poche et ferme vivement mon casier :
- Les gars, j’avais carrément oublié, mais je dois aider ma mère à faire un truc cet aprèm, dites à la prof que je serai pas là.
- Sérieux ? dit Baptiste. Tu veux pas qu’on sèche avec toi ?
Je déglutis. Je déteste leur mentir.
- Non, vraiment, je dois aller chez mes grands-parents, et tout…
- OK, mec. A demain, alors !
- Bon courage avec papy et mamie, lance Lucas.
Je leur souris et m’en vais précipitamment, impatient. J’ai déjà séché de nombreuses fois avec Lucas et Baptiste, mais jamais avec quelqu’un d’autre, et jamais dans leur dos. C’est sûrement ça qui rend l’idée si excitante.
Arrivé devant le lycée, je tombe sur Ange, les mains dans les poches, m’attendant. Je le rejoins et lui lance :
- Tu deviens une mauvaise fréquentation.
- Qui te dit que c’est moi qui t’ai écrit ce post-it ? C’était peut-être ma mamie.
- Ah, sacré mamie, j’aurais dû deviner. Qu’est-ce qu’on fait ?
- Tu verras.
Il se met à marcher et je le suis jusqu’à l’arrêt de bus, où nous n’attendons pas bien longtemps. Une fois assis, Ange sort ses écouteurs et les branche à son portable, avant d’en placer un dans mon oreille, et l’autre dans la sienne. Intrigué, je le regarde faire défiler les musiques jusqu’à en choisir une, et l’intro de Freaks nous parvient, comme vendredi. Ange me regarde en souriant alors que je bouge la tête en rythme, et le reste du trajet se fait comme ça : sans un mot, la même musiques dans nos oreilles.
Nous arrivons au bout de trois autres musiques, Ange retire l’écouteur de mon oreille et se lève sans rien dire. Il m’emmène jusqu’à une sorte d’espace vert, où nous nous enfonçons peu à peu à travers les arbres et les plants de fleurs.
- Tu m’amènes dans un endroit reculé pour m’assassiner ?
- Mince, tu as deviné. J’aurais dû être plus discret.
Je ris et presse le pas : avec ses grandes jambes, il va bien plus vite que moi. Au bout de quelques mètres, quelques statues apparaissent, des œuvres plus ou moins abstraites, et nous croisons d’autres promeneurs les observant. Ange se retourne pour observer mon expression, et mon sourire lui confirme que je suis bien content de sa surprise.
- C’est beau, hein ?
- C’est calme. C’est super.
- Je sais. Y a toujours personne, ou presque.
Il fait quelques pas de plus pour arriver à une sorte de mare entourée de fleurs, dans lequel des canards nagent tranquillement. Il fait glisser son sac à dos de son épaule et en sort deux petits sachets.
- Tu aimes les guimauves au chocolat ?
- Qui n’aime pas les guimauves au chocolat ?
Il acquiesce d’un air complice et me tend l’un des sachets, contenant… des morceaux de pain. Je le regarde avec confusion.
- La priorité, c’est les canards.
- Je suis vexé.
J’attrape le sachet et m’approche de la mare, entendant Ange me suivre de près. Nous les nourrissons jusqu’à finir le sachet, en parlant des cours de ce matin, avant de s’asseoir sur un banc isolé un peu plus loin.
- Comment tu connais cet endroit ? je demande à Ange alors qu’il sort le petit sachet de guimauve.
- J’y venais avec ma mère et ma mamie quand j’étais petit. Je l’ai délaissé un moment, et j’ai décidé d’y revenir, seul, il y a quelques semaines. Je trouve ça reposant.
- C’est vrai. Dans le fond de mon jardin, il y a une cabane que mon père m’avait construite quand j’étais petit, j’y passais toutes mes journées avec ma sœur. Et puis en grandissant, on y allait moins. Et maintenant elle est à l’abandon.
- J’aurais adoré avoir une cabane. Et une sœur aussi.
- Oui, on a de la chance, on a qu’un an d’écart. A une époque on se détestait, mais maintenant, je sais que je peux lui parler de tout, et pareil pour elle.
- Comme moi avec ma mamie.
- C’est dingue que tu sois si proche d’elle. Je veux dire, deux générations vous séparent.
- Ouais, c’est cool de l’avoir. Comme ma mère travaille beaucoup, c’est tout le temps elle qui s’occupait de moi, alors elle s’est adapté à la mentalité de ma génération, je suppose.
- T’es pas très proche de ta mère ?
- Si, carrément, mais je la vois moins.
Il hausse les épaules avec une moue résignée, et je comprends que ce sujet l’affecte plus qu’il ne le laisse paraître. Pour ne pas le mettre mal à l’aise, je lance un autre sujet :
- Alors comme ça, tu rêves d’être acteur ?
- Ouais. Tu trouves pas que j’ai des airs de Ryan Reynolds ? Voire Brad Pitt ?
- Si si, absolument. Tu devrais postuler en tant que doublure.
J’acquiesce avec exagération et il rigole. C’est vrai qu’il pourrait être acteur. Je ne connais rien de ses talents de comédiens, mais il a le charisme des gens qu’on voit à la télé. C’est quelque chose d’impressionnant, mais qui met à l’aise.
- Et toi, les beaux-arts ?
- Ne me dis pas que je ressemble à Monet, je le prendrais mal.
- Non mais sérieux, tu dessines beaucoup ? demande-t-il en riant.
- Ouais, j’aime ça. Mais rien d’exceptionnel, pas de quoi en faire mes études.
Sans lui laisser le temps de répondre, je sors de ma poche le petit post-it qu’il a laissé dans mon casier et cherche un crayon dans ma trousse, avant de retourner le papier pour y dessiner un petit croquis. Deux canards tous contents, l’air sortis d’un dessin animé, en train de se partager des guimauves sur un banc.
- T’es vachement doué.
J’hausse les épaules, et il se saisit de mon dessin pour le regarder un petit moment. Son profil est beau, surtout quand un sourire heureux maquille ses lèvres et que ses yeux bleus sont plissés comme ça. L’atmosphère est spéciale, et j’aime ça. Cette fois, alors que nous ne sommes qu’à deux dans cet endroit si tranquille, ça ne me fait pas paniquer.
Alors qu’il me prend le crayon des mains pour agrandir le sourire du canard de droite, une goutte de pluie tombe sur le papier, et il le protège de sa main. Nous levons les yeux vers le ciel, plus gris qu’il y a quelques minutes, et après seulement quelques secondes, ce sont des milliers de gouttes qui tombent sur nous. Ange range le petit papier dans sa poche et je me lève pour courir nous trouver un abri, mais je le sens qui m’attrape par la manche. Je me retourne, les gouttes de pluie trempant mes joues, et je le vois me montrer l’écran de son téléphone.
16h16.
Je lève les yeux vers les siens, qui malgré la pluie qui s’abat sur nous, dégagent la même intensité que d’habitude. Il me tire un peu plus vers lui, et mes yeux se posent sur ses lèvres, une seconde avant qu’elles ne s’écrasent sur les miennes.
C’est la première fois que j’embrasse un garçon.
Le moment est irréel, hors du temps. Magique. Comme lui. La pluie s’invite dans notre baiser, et l’intensifie. Je me sens libéré de quelque chose dont je n’avais pas conscience. Mes mains tracent leur chemin jusqu’à ses cheveux mouillés, et les siennes resserrent leur prise sur ma taille. J’ai l’impression de voler, loin du monde réel et de tout ce qui me prend la tête, protégé par un ange protecteur donc les lèvres dansent en rythme avec les miennes.
Ange finit par se détacher de moi et pose son front contre le mien, me sondant de ses yeux clairs. Je lui souris, heureux de ne pas m’enfuir comme un voleur, pour une fois, et l’embrasse à nouveau.
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