Chapitre 4
Confortablement lové dans le canapé du grand salon haussmannien, Dan entretenait comme à son habitude la conversation à lui tout seul. Cela ne faisait que trois semaines que les deux amis s’étaient quittés, mais l'enthousiasme avec lequel il discutait laissait penser qu’ils ne s’étaient pas vu depuis une éternité. Impressionné par le lieu, depuis son arrivée, le jeune homme s’exaltait un peu plus à chaque pièce visitée. Le salon avait été l’apothéose.
Bien qu’éteinte, l’immense cheminée à foyer ouvert de style Louis XIII réchauffait la pièce. Encadrée par deux larges bibliothèques recouvrant intégralement le mur, elle conférait à l’endroit un charme rare et authentique. Pour le reste, rien de très recherché : hauts plafonds parés de moulures, canapés clubs en cuir brun craquelés, objets chinés, vaisselles antiques et imposantes fenêtres habillées d’épais doubles rideaux, contrecarrés par des couleurs pastelles très actuelles et quelques meubles ultra-modernes. La quintessence du style rustique-chic plébiscité par tous les magazines déco du moment. Une véritable revue, un intérieur sur papier glacé. Face à la fenêtre et légèrement surélevé, comme chargé de redonner ses lettres de noblesses à la maison de maître défigurée, un sublime piano à queue SCHIEDMAYER en parfait état dominait le reste de la pièce.
Tout, dans cette demeure, respirait le luxe et l'élégance. Le seul bémol, que Jo avait d’ailleurs relevé dès le premier jour, était la petite télévision vintage abandonnée dans un recoin du salon. L’unique et incontournable boîte à images que toutes les grands-mères exposaient fièrement en l’agrémentant d’un sublime napperon en crochet. Elle ne semblait pas à sa place, et aurait sans doute été recouverte d'une épaisse couche de poussière si deux femmes de ménage ne se relayaient la semaine pour rafraîchir la maison. Elle avait dû louper un épisode, mais l’objet devait contribuer à un savant mélange des genres parfaitement orchestré. Toujours est-il qu'à son emménagement, Jo se souvenait avoir retenu un rire devant cette antiquité. Elle s’était dit que cette vieille télé, c’était elle. Une lamentable tache au milieu d'un somptueux décor, un OVNI sorti de nulle part et perdu dans un sublime paysage.
– C'est juste ... waouh ! s'extasia Dan.
– De quoi tu parles ? l’interrogea-t-elle sans quitter des yeux une lampe de lecture de style Tiffany.
– Jo, tu déconnes ? Regarde autour de toi, c'est dingue... cette baraque, la piscine, le jacuzzi...
– Quoi, tu veux te baigner ? dit-elle en regardant par la fenêtre pour vérifier la météo.
– Bien sûr que non. Tu t'en rends pas compte, hein ? Du bol que t’as d'avoir une baraque pareille ?
– C’est pas chez moi ici, répondit-elle très sérieuse.
Bien qu'irréfléchie, la réplique était cinglante. Et Dan n’était pas dupe, ou en tout cas il ne l’était plus. Derrière sa coupe faussement négligée, son éternel air enjoué et ses yeux rieurs se cachait un fin limier qui la connaissait maintenant sur le bout des doigts. Son amie n'allait pas bien, et surtout elle ne lui disait pas tout.
Deux mois qu'elle était réapparue dans leur vie, et Nora n'avait toujours pas réussi à trouver les mots, ni même le courage de lui poser les questions qui fâchent. Pourquoi était-elle partie ? Où avait-elle trouvé refuge pendant tout ce temps ? Pourquoi être revenue la première fois, pour disparaître à nouveau le mois suivant ? Deux ans, c'était le temps qu'il avait fallu attendre pour que Jo refasse surface. Une éternité. Compréhensif, il lui avait laissé quelques semaines pour digérer son retour inéspéré et accuser le coup. Mais aujourd'hui, il se devait de prendre le taureau par les cornes. Plus question de préserver son amie. C'était au dessus de ses forces, il lui fallait des réponses.
– Je veux qu'on en parle, lança-t-il abrupt.
– Parle, je t'écoute, sussura-t-elle en se détournant de la lampe.
– Ce n'est pas à moi de m'expliquer, en revanche, toi...
– Comment va ta mère ? le coupa Jo.
Abasourdi, le jeune homme se figea un instant avant de répondre sans se démonter.
– Elle n'ira jamais bien, mais c'est pas la question.
– C'est pour ça que tu t'es rapproché de la mienne ? demanda-t-elle sans détour. Parce que ta mère n'ira jamais mieux et que la mienne avait besoin d'un enfant pour supporter mon départ ?
– Qu'est-ce que tu racontes encore ? J'ai répondu présent parce que, moi aussi, j'avais besoin d'elle ! Tu comprends rien bordel ! On avait besoin l'un de l'autre pour surmonter ça et t'as pas le droit de nous le reprocher ! gronda-t-il.
– Je ne vous reproche rien, je posai simplement la question.
– Alors quoi ? Nous on te doit une explication, mais pas l'inverse ? T'es sérieuse là ?
– J'ai posé une question, et tu as répondu, constata-t-elle d'une voix morne. Je t'ai pas interdit de m'interroger, mais rien ne m'oblige à te rendre la pareille.
Prêt à exploser, Dan prit une grande inspiration pour tenter de retrouver son calme. À côté, Jo semblait sereine. Pas une once d'agacement dans sa voix, pas l'ombre d'un ressentiment dans son regard. Sa placidité l'impressionnait, au moins autant qu'elle le perturbait.
– Parle-moi, Jo, reprit-til en joignant les mains devant ses lèvres. Je t'en prie, parle-moi.
– Je ne sais pas quoi te dire.
– Dis-moi ce qui t'est arrivé ? Où t'étais ? Pourquoi... pourquoi t'es partie ?
Jo secoua la tête, avant de reporter son attention sur le plafond. Elle n'avait pas la moindre envie de s'étendre sur le sujet. Mais son esprit, lui, ne se gênait jamais pour la rappeller à son bon souvenir. Instinctivement, sa main glissa sur son flanc gauche. Elle s'attarda un instant sur ses côtes, avant de grimacer et de reporter son attention sur l'imposant lustre baroque du salon. Plus d'une semaine d'hospitalisation et deux opérations avaient été nécéssaires pour la remettre sur pieds.
– Alors dis-moi pourquoi tu te conduis comme ça ?
– Je me conduis comment ? l'interrogea-t-elle sans s'arracher à la contemplation du plafond.
– Comme si rien ne s'était passé. Et comme si tu nous en voulais, à Nora et à moi... murmura-t-il.
– Pourquoi je vous en voudrai ?
– Parce que tu penses qu'on a continué nos vies sans toi. Qu'on s'est accomodé de ton abscence.
– Et c'est faux ?
– Bien sûr que c'est faux ! s'emporta-t-il. On a remué ciel et terre pour te retrouver. Mais ta première fugue quelques semaines avant... et cette histoire d'enlevement à la sortie des écoles, tout ça a joué contre nous. On a dû se débrouiller seuls, ou presque. Les flics ont suivi la procédure, ils ont pris notre déposition et fait remonter tout ça au procureur. Comme des bons toutous, bougeonna-t-il. Mais la priorité, c'était ces gamins qui disparaissaient les uns derrière les autres... Ils ont dégagé une équipe, mais c'était loin d'être suffisant. Ta mère a jamais abandonné, t'as pas le droit de lui en vouloir. Et moi, je suis venu te chercher... J'étais là quand tu en avais besoin, je t'ai fait confiance. Bordel, Jo ! T'étais en sang et paumée dans un bled à quatre-vingt bornes de la maison, au beau milieu de la nuit ! sur le coup, je t'ai pas posé de questions... parce que je pensais avoir le temps de le faire plus tard. Mais t'es partie, encore une fois... cracha-t-il la mâchoire serrée.
Dan souffla une nouvelle fois profondémment, avant de lui lancer un coussin pour la faire réagir. Jo sursauta et détacha enfin ses yeux du plafonnier pour se concentrer sur la discussion. C'était indéniable, depuis son retour elle avait changé. Agacée, Jo pinça ses lèvres avant de reprendre :
– Ils l'ont retrouvé ?
– Hein ? De qui tu parles ? l'interrogea Dan.
– De celui qui enlevait ces gamins. Tu sais, à la sortie des écoles ?
– Tu... Quoi ? Mais pourquoi tu me parles de ça maintenant ?
– Parce que ça m'interesse.
– J'en sais rien, Jo. J'en sais rien... Tu vas rien me dire de plus ?
– Non.
– Un jour ?
– Peut-être, concéda-t-elle avec un sourire.
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