Chapitre 5

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La mort dans l’âme, Jo regardait son ami s’éloigner à grands pas pour rejoindre le Montmartrobus de dix-neuf heures. Clouée sur le pas de la porte, elle n’avait pas la moindre envie de rentrer. Si la soirée devait continuer sur la même lancée que sa rencontre avec les jumeaux, ça s’annonçait folklorique.

Le cœur n’y était pas, mais elle rebroussa chemin jusqu’à la cuisine où l’attendait Gladys, téléphone greffé à l’oreille. Sans prêter attention à ses minauderies, Jo fila directement dans le frigo à la recherche de son dîner. Il était hors de question qu’elle passe la soirée avec eux, et se prépara donc un sandwich avec ce qui lui passa sous la main. Un peu de rôti froid, deux rondelles de tomate et une cuillère de moutarde feraient l’affaire.

Sorti de nulle part, Ethan apparu à son tour. L’appel de l’estomac était universel, et ils semblaient tous les trois calés sur le même fuseau horaire. Affairée à peaufiner la présentation de son repas dans un coin, Jo jeta un rapide coup d’œil au blondinet qui ne l’avait visiblement remarquée. Il s’étira, poussa un grognement digne d’un ours et s’affala sur le bar sans quitter des yeux le mur de la cuisine. Perdu dans ses pensées, il se détacha du meuble pour s’approcher de la cloison et redresser un cadre du bout des doigts.

Un article de deux mille-quatre, grossièrement découpé et mis sous verre dans la foulée, dans lequel un journaliste retraçait la vie de Sonia Brun-Blanc, romancière repérée dans l’année et déjà titulaire du prix Renaudot. La mère des jumeaux, l’une des auteures fétiches de Jo.

Lorsque Nora avait annoncé leur déménagement loin de sa banlieue familière, bien que réticente, Jo n’avait pas protesté. Sa disparition avait été source d’angoisse pour sa mère durant deux ans, qui était-elle pour entraver à nouveau son bonheur ? À l’instant où elle avait vu le visage de sa mère s’illuminer en parlant de Marc, un homme merveilleux qui la comblait de bonheur depuis un an, Jo avait pris sa décision. Elle aurait tout fait pour son bien, et était bien décidée à tout mettre en œuvre pour se faire pardonner. Elle s’était donc contentée d’un sourire peu convaincant et avait chargé ses cartons dans le camion sans rechigner.

Puis, quelques jours avant le grand départ, au milieu d’une conversation des plus banales, Nora avait balancé le nom famille de Marc. L'annonce avait eu l'effet d'une bombre. Sonia Brun-Blanc, l’auteure phare de sa jeunesse, avait partagé la vie de son nouveau beau-père pendant dix-huit ans et lui avait offert deux enfants avec lesquels Jo allait bientôt faire connaissance. Et aussi dingue que ça puisse paraître, la nouvelle avait quelque chose de rassurant. Une femme de lettre ne pouvait donner naissance qu’à des génies littéraires ! La désillusion avait été violente, mais n’avait rien enlevé à l’admiration qu’elle vouait à la romancière.

En équilibre entre pudeur et cachotterie, elle avait menée sa courte carrière d'une main de maître. Malgré un succès aussi soudain que démesuré, Sonia avait toujours été partisane de la discrétion et après la publication de son premier livre récompensé, personne n’avait plus entendu parler d’elle. L’objectif était clairement affiché ; écrire dans l’ombre, fuir la lumière des projecteurs. Femme mystérieuse à la plume divine, mais aussi et surtout mère de famille aimante et discrète, Sonia Brun-Blanc était une énigme. Les radios et plateaux télé, avides de scoop et de conseils pour "produire un best-seller en dix leçons", s’étaient battus bec et ongles pour obtenir la première interview de la romancière. Mais elle n’avait jamais cédé, préservant le mystère qui planait autour de son identité et de sa vie. Malgré les apparences, une main de fer dans un gant de velours. Jo en était certaine, le mystère était calculé.

Triste ironie du sort, l’anonymat qu’elle chérissait tant avait, en quelque sorte, finit par l’engloutir totalement. Sa mort avait épaissi un peu plus le mystère qui caractérisait sa vie entière. Retrouvée au Carnet de bord, sa maison d’édition en plein centre de la capitale, une balle en pleine poitrine, la police avait conclu à un meurtre non-prémédité et n’avait jamais retrouvé l’assassin. Sonia, malgré une carrière aussi brillante qu'éphémère, s’était éteinte en toute discrétion et à l’abri des regards. Fin de l’histoire, posez vos crayons et fermez vos cahiers.

Perdu dans ses pensées, Ethan caressa tendrement le contour du cadre avant de se retourner vers Jo. Surpris, il esquiva son regard et se racla la gorge. Tranche de pain et tomate en main, ses yeux glissèrent d’Ethan à Gladys. Elle réalisa alors que les jumeaux avaient perdus leur mère à l’âge de quinze ans. Ils n’étaient pas seulement les deux morpions avec qui elle allait devoir cohabiter. C’était aussi et surtout deux orphelins frappés par le sort, deux innocentes victimes que la vie n'avait pas épargnée.

Un nouveau raclement de gorge la ramena à la réalité. Tous deux attablés, les jumeaux la fixaient avec un air ahuri. Absorbée dans sa réflexion, elle n’avait pas entendu qu’on lui parlait.

– Vous… vous avez dit quelque chose ? J’étais… pas…

– Pas avec nous, oui on a vu ça, se moqua Ethan. Je répète donc la question : est-ce que tu veux de la pizza ?

Jo leva un sourcil devant les deux énormes quatro fromaggi qu'elle n'avait pas remarquées.

– C’est pas un tour de magie, hein ! On les a juste sorties du congél’ et passées au four, au cas où tu te demandes comment on fait les bébés pizzas…

Le blondinet gratifia sa sœur d’un coup de coude bien senti dans le bras, la faisant râler au passage. Jo leva les yeux au ciel avant de saisir son sandwich et de monter les escaliers en quatrième vitesse sans un regard en arrière. Une fois dans sa chambre, elle posa son encas sur la commode et plongea tête la première sur son lit. Agacée, elle se redressa et alluma sa lampe de chevet. Son sandwich lui tendait les bras, mais faisait pâle figure à côté des pizzas du rez-de-chaussée. Et pour ne rien arranger, un grouillement sourd s’échappant de son estomac la fit regretter un peu plus son départ précipité de la cuisine.

Affamée, la jeune femme se dirigea vers la commode et empoigna son diner. La première bouchée n’était pas fameuse, les suivantes non plus. Elle s’affala sur la chaise de bureau. C’était trop pour une seule journée. Elle sentait ses forces la quitter et les nerfs prendre le dessus. Elle savait que, même épuisée, elle ne trouverait pas le sommeil avant plusieurs heures. Sauf que sa mère rentrait demain et qu’elle ne pouvait pas se résoudre à l’accueillir avec des valises sous les yeux. Ça l’aurait inquiétée.

Sans plus de cérémonie, elle s’assit sur son lit et ouvrit le tiroir de la table de chevet. D’un geste las elle fouilla le fond du compartiment pour finalement en retourner le contenu sur son matelas. Impatiente, elle saisit une plaquette d’aluminium et détacha l’un des comprimés qu’elle porta à ses lèvres. Puis, tout alla très vite. Au bout de quelques minutes seulement, sa vue se brouilla et son corps s’engourdit. Tout juste le temps de retirer son pantalon, son débardeur et de se laisser tomber au creux des couvertures pour rejoindre sa bien-aimée Morphée. Il n’y avait que là qu’elle était bien. Dans son sommeil de plomb dépourvu de rêve, elle ne craignait plus rien.

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